la forme d’un sonnet change plus vite que le cœur des
humains
Sandrine Bédouret-Larraburu
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Sandrine Bédouret-Larraburu. la forme d’un sonnet change plus vite que le cœur des humains. For-
mules, revue des littératures à contraintes, 2008. �hal-02082927�
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« La Forme d’un sonnet change plus vite que le cœur des humains » - Retours au
sonnet, Poitiers, 1er-2septembre 2007.
« Vus de loin (la distance de l’ignorance ou de la lassitude),
tous les alexandrins, tous les sonnets se ressemblent. C’est le
syndrome chinois. »1
Le sonnet reste néanmoins une forme de prédilection de Jacques Roubaud, à la fois
auteur d’une anthologie du sonnet Soleil du soleil, d’essais sur le vers, d’articles sur le
sonnet2, et de nombreux sonnets… Peut-être parce que le sonnet, dans sa définition
minimaliste comporte quatorze vers, nombre fétiche du poète puisqu’il correspond à la
somme des lettres de son prénom et de son nom. Il m’a donc paru intéressant de réfléchir à
l’historicité du sonnet dans une partie du recueil La Forme d’une ville change plus vite, hélas,
que le cœur des humains, intitulée « XX Sonnets »3, dont le titre même affiche l’importance
accordée à la forme sonnet.
Pour Roubaud, celui-ci est « une forme implicite » et ce corpus semble révélateur
parce qu’aucune des pièces ne correspond rigoureusement à la définition donnée par André
Gendre. Certains poèmes sont par exemple constitués de plus de 14 vers, ce qui semble être la
contrainte minimale visuelle définissant le sonnet.
Ces sonnets (puisque le poète les appelle ainsi) sont-ils toujours des sonnets ? En quoi
créent-ils une dynamique et s’inscrivent-ils dans une évolution ? En quoi la forme peut-elle
produire l’unité du recueil ? N’est-elle que forme visuelle ou la forme sonnet est-elle
signifiante en tant que forme poétique dans ce corpus de J. Roubaud ?
C’est pour répondre à cela que nous proposons d’étudier ces variations formelles que
ce soit au niveau métrique, rimique, strophique ou syntaxique pour établir que la forme sonnet
est idéale pour constituer le point de convergence du quadripôle
poésie langue
mémoire rythme
qui définit le « quoi de la poésie »4.
Si le sonnet est par définition une forme fixe figée, nous voudrions montrer qu’elle est
autrement signifiante pour J. Roubaud car elle est mémoire de la langue et rythme, donc
mémoire vivante.
I. Une forme sonnet ou des sonnets ?
Selon André Gendre, p 14 : « le sonnet se présente comme une
forme fixe ou plutôt semi-fixe, que modèlent trois variables selon
trois niveaux :
1/ le niveau strophique, essentiellement articulé autour des rimes et
du rythme ;
2 / le niveau syntaxique, c'est-à-dire la disposition des phrases dans
les strophes ;
1
Roubaud (Jacques), Poésie, etcetera : ménage, éditions Stock, 1995, p 151.
2
« Notes brèves et sommaires sur la forme du sonnet français de 1801 à 1914 » in B. Degott et P. Garrigues, Le
sonnet au risque du sonnet, L’Harmattan, Paris, 2006, 283-294.
3
Roubaud (Jacques), « XX Sonnets » in La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains,
éditions Gallimard, 1999.
4
J. Roubaud, Autobiographie, chapitre X, Paris, Gallimard, 1977, p 75.
1
3 / le niveau sémantique, qui dépend des deux premiers, mais possède
également son autonomie.
Le niveau strophique pose le problème de la définition même du
sonnet. Les rimes délimitent trois strophes, c’est-à-dire trois systèmes
clos.[…] Sans résoudre une question à jamais ouverte, disons que la
marque typographique permet de considérer librement comme
sonnet, et avec les réserves qui s’imposent, toute pièce faite de deux
quatrains suivis de deux tercets »
Les réalisations du sonnet dans ces vingt poèmes dépassent, transgressent cette
définition formelle et inscrivent le sonnet de Roubaud dans une historicité qui lui est propre.
C’est ce que nous voulons montrer en étudiant plus précisément l’organisation de ces trois
niveaux dans le corpus des 20 poèmes.
1) un sonnet : 14 vers.
Si tous les sonnets se ressemblent de loin, Jacques Roubaud s’attache à les différencier
dès le premier coup d’œil puisque tous les sonnets ne respectent pas la même typographie.
Ainsi sur les vingt sonnets présentés, 115 sonnets affichent une structure de sonnet marquant
chaque strophe par un saut de ligne ; 36 offrent un alinéa au premier vers de chaque strophe,
cinq7 présentent un retrait du vers en début de strophe et le poème 19, marginal présente un
saut de ligne après les deux quatrains. Ces 20 sonnets n’obéissent donc pas à un seul schéma
typographique.
Pire encore ces sonnets n’ont pas toujours quatorze vers : le sonnet V « Fin de partie »
présente 17 vers, certes les trois derniers « Au hasard. / – Et ce fut ? / – Vain. » ne semblent
plus appartenir à la substance du sonnet (ce sont des vers très courts, le type de discours est
différent, c’est du dialogue). Ces trois vers apparaissent comme une excroissance du sonnet,
peut-être parce qu’on y introduit du hasard si contraire au mode de composition sous
contrainte oulipien. Le sonnet XVIII contient 15 vers, ce qui pourrait passer complètement
inaperçu à une première lecture. La dernière strophe est un quatrain composé de deux phrases
« Sa main tremblait, livrant bataille à la bouteille. [on appréciera le jeu de mots puisqu’il
s’agit de Georges Bataille livré à la bouteille]. / Au moment de partir Théodore à Silvia /
Offrit Le Bleu du ciel : « Lisez-le donc, ma chère / Dit-il, c’est un roman d’une exquise
fraîcheur. » 15 alexandrins ou 14, un sonnet à quelque chose près. Les sonnets 19 et 20
présentent 17 vers chacun. Un tercet de plus qui peut paraître superfétatoire dans le sonnet 19,
qui se suffisait à lui-même sur 14 vers « il prend dans sa main un chèque / Crédit Lyonnais
laissé par un client / et fait une remarque désobligeante », le poète saute une ligne et ajoute
« sur les services publics / j’objecte, et nous nous séparons sur ce cons / tat de désaccord. Il
pleut. » Il s’agit d’une sorte d’envoi (dédicace au con qui insulte les fonctionnaires ?), un
prolongement du sonnet au-delà de l’événement. Enfin le poème 20 présente lui aussi 3 vers
supplémentaires, un tercet encadré par deux espaces blancs. C’est un sonnet relativement
régulier, en alexandrins ; le thème du poème est grave, il évoque une incinération, le 14e vers
étant le suivant « De notre ami qu’on pourra penser vraiment mort », puis « Ça se tait / Et les
gentlemen gris s’avancent transportant / La boîte qui semble une glace de chez Bertillon ». La
sacralité de l’instant et du poème est dépassée ; après la mort, la vie continue et le poème
aussi. 14 vers, ou presque, plus ou moins un vers, plus ou moins un tercet telle semble être la
définition du sonnet chez Jacques Roubaud, sonnet qui ne demande pas à être vu mais à être
entendu.
5
sonnets 4, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 15, 16, 20.
6
sonnets 1, 3, 17
7
sonnets 2, 5, 6, 14 et 18.
2
2) Le niveau strophique
Historiquement, A. Gendre définit le sonnet par des contraintes métriques fortes : « le
sonnet français régulier est un poème à forme semi-fixe de 14 vers et composé de trois
strophes. Les deux premières sont des quatrains [S1 et S2] construits l’un et l’autre sur le
même couple de rimes embrassées. La troisième est un sizain [S3], articulé
typographiquement en deux tercets {S3A et S3B}. […] Le sonnet régulier se ramène aux deux
schémas suivants : abba abba ccd eed (Rg emb) et abba abba ccd ede (Rg cr) dans lesquels a
et d peuvent être féminines et b, c et e masculines ou a et d masculines et b, c et e féminines. »
(p 17)
En tout état de cause dans ces XX sonnets, la contrainte rimique n’a pas été une contrainte
forte ; seul un poème suit le schéma régulier : abba abba ccd ede, c’est le cas du poème VI
« cc + ε V-ent », où le système de rimes semblent faire écho au titre mystérieux.
Statistiquement peu de poèmes présentent des variations sur ce modèle : les sonnets XIV,
XVI « Maison de la radio », XVII sont disposés sous forme de deux quatrains réguliers abba
un sizain cdedec (sonnet XIV), cdecde (XVI et XVII).
On trouve deux poèmes qui présentent une structure régulière sur trois systèmes de rimes :
abba cddc efe fgg: le sonnet I, le sonnet XII « ligne 29 » et le sonnet XX si l’on exclut le
tercet supplémentaire.
Ensuite toutes les combinaisons semblent avoir été exploitées : des quatrains réguliers et
un sizain où il n’y a plus de rimes (sonnet III, sonnet XIII « rue Bobillot », sonnet XVIII) ou
l’inverse les quatrains ne sont pas vraiment orthodoxes et sont construits sur des assonances,
des allitérations et les tercets sont réguliers (sonnet I, sonnet II), des sonnets où il manque une
rime à un tercet abba cddc efeggh (sonnet VIII) ou efeegh (sonnet X « canal Saint Martin »),
des sonnets sans rimes (sonnet IV, V, VII, IX, XI), où les rimes sont remplacées par des jeux
d’assonances plus ou moins complexes. A l’oreille, de loin, on entend des sons similaires qui
peuvent faire penser à des rimes, à une musicalité du sonnet. Cependant quand on y regarde
de plus près, on s’aperçoit que Roubaud s’affranchit des règles traditionnelles.
L’alternance des rimes masculines et féminines n’est pas plus respectée : le sonnet I est
tout en rimes féminines, le sonnet II offre deux strophes en rimes féminines et le troisième
offre une alternance régulière.
Le sonnet de Roubaud s’inscrit dans son historicité parce qu’il est prolongement,
variation, sur la forme strophique traditionnelle.
3) Le niveau métrique.
Le sonnet est considéré comme le modèle poétique harmonieux par excellence, si bien
qu’on a pu le rattacher à l’esthétique du nombre d’or8. Les rapports simples entre les
différents mètres ont été privilégiés : isométrie des vers, ou symétrie des strophes. Les
premiers sonnets français sont écrits en décasyllabes, puis s’impose l’alexandrin. Ce vers est
tout aussi emblématique des différents travaux de Roubaud que l’est la forme poésie. Aussi ne
sommes-nous pas surpris de retrouver ce vers dans la plupart des XX sonnets de notre
corpus : sonnets I, II, VI, VIII, IX, X, XI, XII, XV, XVI, XVIII, XX, soit 12 / 20. Ces
alexandrins ne sont pas tous traités de manière classique. On notera que dans le sonnet I, les
césures tombent sur des syllabes inaccentuées trop souvent pour que ce soit le fruit du hasard :
« la », « et », « cu » de curiosité alors que le poète admire une jolie rousse, « dans » … De la
même manière, on sera sensible aux enjambements qui cassent la mélodie traditionnelle de
l’alexandrin. Le sonnet VIII « D’ici, pour rallier la maoïste sec / Te et je me voyais rebâtissant
avec » est construit sur le rejet du « Te » qui permet sous forme de calembour de lire secte et
8
M. Cleyet-Michaud, Le Nombre d’or, puf, coll. Que sais-je, 1997.
3
sec /te ; dans le sonnet IX, « je préfère en parfait /sans-gêne » fait porter l’accent à parfait au
lieu d’insister sur « sans –gêne ». Si les alexandrins se ressemblent parce qu’ils ont douze
syllabes, ils peuvent avoir des rythmes bien différents.
Aussi, peut-on déceler au sein des alexandrins, un hendécasyllabe, comme dans le sonnet
III « rue de Bretagne : « d’Aragon me retraversèrent l’esprit. » Une syllabe de plus ou de
moins quand il s’agit d’Aragon, qui a plaidé, après le surréalisme et une longue période de
complète liberté métrique, la renaissance d’une métrique classique, est-ce trahir l’alexandrin ?
De plus, l’hendécasyllabe est utilisé, isométriquement, dans le sonnet XIX « Buttes-
Chaumont » ou en vers mêlés dans le sonnet IV « dans cette ville que tu n’aimais pas »,
avoisinant des décasyllabes et des octosyllabes, et dans le sonnet V « Fin de partie », entouré
d’octosyllabes et d’alexandrins. Le sonnet XIII « rue Bobillot » aux fragrances du passé, en
lettres gothiques, est écrit en heptasyllabes, et le sonnet XIV, léger de ton en octosyllabes. Le
sonnet VII « A la tour Eiffel » rend hommage à Jacques Réda, c’est pour cela qu’il est écrit en
vers de quatorze syllabes.
Du point de vue métrique, il n’existe donc pas un sonnet mais des sonnets, des sonnets
isométriques, des sonnets hétérométriques, où plusieurs vers sont convoqués en fonction du
thème du poème.
4) Le niveau syntaxique.
Si l’on revient à la définition du sonnet d’A. Gendre, le sonnet se définit également au
niveau syntaxique :
Les mariages de la syntaxe et de la strophe sont très divers. Une seule phrase
enjambe les strophes jusqu’à la fin […] type 1. Si le sonnet se développe en deux
phrases, dont l’une couvre le huitain et l’autre le sizain, il sera de type 2. Le type 3
incarne le meilleur degré de convergence entre la syntaxe et la strophe : une seule
phrase pour chacun des quatrains et une troisième pour le sizain. Quatre phrases
occupant chacune un quatrain ou un tercet définissent le type 4. Enfin le type 5 est le
plus hétérogène, car il regroupe toute disposition différente des quatre premiers types.
En général, il est caractérisé par la multiplication des phrases à l’intérieur des strophes
ou même des vers et il signale ainsi un sonnet de la fragmentation. (p 20).
Nous remarquons qu’il n’existe pas de règle dans ces XX sonnets au niveau syntaxique. Il
n’y a aucun sonnet de type I, deux de type 2, le sonnet 9 « rue Rossini » et le sonnet XIII
« rue Bobillot », un de type 3, le sonnet III « le square de Louvois », 6 de type 4 (I, IV, VI,
XI,XII et XIV) et 11 de type 5, où on pourrait lister tous les cas de figure. La ponctuation est
plus ou moins marquée en fonction des poèmes. Jacques Roubaud a donc utilisé toutes les
possibilités de la syntaxe pour rythmer ses poèmes.
5) Le niveau sémantique
Nous avons repris la typologie de W. Mönch et de Ch. Sibona9, qui « distinguent trois
formes fondamentales de sonnets en dénombrant les articulations de la pensée qui les
structurent : le sonnet « mono-logique » (une articulation de pensée) ; le sonnet « dialogique »
(deux articulations) et « trilogique » (trois articulations). » Dans ces XX sonnets, on distingue
deux cas de figure : le développement monologique d’une réflexion, d’un état d’âme d’un
sujet lyrique présenté à la première ou à la seconde personne (sonnet IV « dans cette ville que
tu n’aimais pas »), ou la confrontation dialogique du sujet à une scène qu’il raconte ou
commente (sonnet I ou IX). On distingue 6 formes dialogiques pour 14 monologiques.
9
cité par A. Gendre, op. cit., p 22.
4
On ne peut donc pas dire chez Roubaud qu’il y a un sonnet. Le sonnet est une « « forme
implicite », c'est-à-dire qu’il s’agit d’une forme dont les axiomes ne sont pas donnés
antérieurement à sa composition, d’une forme qui n’est pas prédéfinie, à la différence, par
exemple, de la sextine, forme explicite. »10 Aussi toutes les possibilités peuvent être réalisées,
le sonnet est une forme riche en potentialités, ce qui fait écrire à Roubaud « Il n’y a jamais de
formes poétiques épuisées, il n’y a que des versions épuisées de formes ».11
II. le sonnet au-delà de la forme ?
« Il en va tout différemment du sonnet, par exemple. Là, le
sentiment premier, superficiel, est celui de la ressemblance. Ensuite
on se rend compte de la profonde variabilité réelle. Mais il faut
pénétrer vraiment la forme. »12
Nous avons voulu montrer qu’il y avait bien différentes réalisations de la forme sonnet,
qu’est-ce qui fait l’unité de ces vingt sonnets ?
1) Un parcours parisien.
De manière évidente, Jacques Roubaud nous promène d’un arrondissement à l’autre.
Certains poèmes sont précisément ancrés dans le lieu dès le titre sonnet II « le Square de
Louvois », sonnet VII « A la Tour Eiffel », sonnet VIII « gare Saint-Lazare », sonnet IX « rue
Rossini », sonnet X « Canal Saint-Martin », sonnet XI « Sunday mein oberkampf », sonnet
XIII « rue Bobillot », sonnet XIX « Buttes-Chaumont », ce qui nous permet de poser
l’hypothèse d’une bijection entre le numéro du poème et l’arrondissement correspondant.
D’autres poèmes fournissent des indications de lieu : la poste du Louvre dans le sonnet I est
située dans le 1er arrondissement, la rue de Bretagne, sonnet III est bien dans le 3e
arrondissement, dans le sonnet V « la Bibliothèque de la Sorbonne », sonnet XII « la porte
Montempoivre », sonnet XIV « rue Bezout », « Tombe-Issoire », sonnet XV « rue
Vaugirard », sonnet XVI « Maison de la radio », sonnet XVII « rue de Saussure, rue Christine
de Pisan », sonnet XVIII « avenue Junot », informations qui corroborent notre hypothèse. Par
déduction, parce que ce sont tous des sonnets dédiés à un arrondissement, on peut conclure
que le sonnet IV « Dans cette ville que tu n’aimais pas » évoque le 4e arrondissement, le
sonnet VI le parc du Luxemboug et le sonnet XX le columbarium du Père Lachaise. L’unité
du recueil se fait donc sur l’unité thématique : un sonnet pour un arrondissement, des
arrondissements différents évoqués dans des réalisations de sonnets différentes.
2) Le sonnet mémoire de « l’espace vécu »13.
Pour Roubaud, « tous les sonnets sont des sonnets de Pétrarque » et Ph. Marty écrit que
« Pétrarque […] est le liturge du sonnet. Du sonnet il invente la liturgie. La liturgie répète
« en mémoire de ». Comme les chrétiens font un seul corps, le corps du Christ, tous les
10
J.F Puff, « Axiomatique et composition du sonnet chez Jacques Roubaud », in B. Degott et P. Garrigues, Le
sonnet au risque du sonnet, L’Harmattan, Paris, 2006, p 418.
11
J. Roubaud, Poésie, etcetera, ménage, op. cit., p 152.
12
.ibid. p 153.
13
cf A. Frémont, La Région et l’espace vécu, puf, 1976.
5
sonnets font un seul sonnet, parce que tous commémorent un même événement. Tous
commémorent la pointe de l’événement. »14
Ici l’événement est lié à la sensation d’une expérience et se fait mémoire de cette
sensation. Aussi le leitmotiv du banc, poste d’observation parcourt le corpus : « Assis sur un
banc vert » (sonnet II « Le square de Louvois »), « sur un banc » (sonnet X « Canal Saint
Martin ») « Assis sur un banc » (sonnet XI « Sunday mein Oberkampf), « je m’assis sur un
banc » (sonnet XVII), si bien que sonnet XII « bientôt je connaîtrai tous les bancs de la
ville ».
Les observations se font de préférence en été : « un long dimanche d’août » sonnet I,
« jour de juin », sonnet III, « À l’entrant de l’été », sonnet V, « le ciel de juin », sonnet IX,
« un 13 août », sonnet XIV, « le soleil d’août », sonnet XVII, « un premier mai », où il pleut,
sonnet XIX.
Le seul jour évoqué est le dimanche (sonnet I, sonnet XI, sonnet XV dont la note, je cite,
« Encore (cf. sonnet I : ce dimanche, on s’en doute, est antérieur à celui du poème ici le
précédant) « souligne la répétition ».
Le temps suggéré, dans l’ensemble du corpus est donc un temps de vacance, où
l’événement peut advenir, être mémorisé et sublimé par l’écriture.
Le sujet de l’écriture peut alors se construire :
- par l’évocation de petits tableaux parisiens, anodins : « Une amoureuse à la grande
poste du Louvre / Pousse fébrilement sa lettre dans la boîte » […] « Ai-je bien déchiffré cette
séquence ombreuse ?» (sonnet I).
- par l’évocation des petites joies de l’existence « Pour rejoindre ma place et, lecteur
euphorique, / Jouir en souverain d’un républicain lieu » (sonnet II),
- Il peut s’agir de souvenirs amoureux qui conduisent à une érotisation de la ville
(sonnet VI « Eros nu bandant (son arc ) », la Tour Eiffel est comparée à une prostituée
« drab », « aux jambes écartées », qui montre ses fesses (sonnet VII), gare Saint-Lazare où
« Je brûlais de ses seins et de ses lèvres, mais » etc…
- les poèmes peuvent aussi évoquer des moments plus graves (incinération dans le 20e
sonnet, perte d’un ami, évocation des déportations dans le sonnet IV « Dans cette ville que tu
n’aimais pas »15).
Le sujet poétique se construit d’un sonnet à l’autre, au sein d’une même forme tantôt à
la 1ere personne (« je pourrais / Lire, penser, rêver ») tantôt à la seconde (« sonnet V Fin de
partie » « Tu restitues ses livres », sonnet X « Tu t’assieds sur un banc ») et l’unité du vécu,
du perçu se mêle à la rêverie toponymique (sonnet XIII « On a posé le billot », sonnet XIV
« On soupçonne la rue Bezout » […]Tombe-Issoire, ma Tombe-Issoire / Adieu ! toi, Folie-
Méricourt » ).
L’espace perçu et l’espace vécu produisent donc un espace poétisé, écrit dans l’espace du
sonnet. Le sujet poétique se construit dans cet espace rythmique, où les sonnets résonnent
entre eux : le sonnet V renvoie au I16, le sonnet VIII au III17, le sonnet X au II18, le XII au IX19
comme des correspondances de métros conduisent à l’unité de Paris.
3) Le sonnet mémoire du rythme.
14
Ph. Marty, « Le jour où le sonnet naît », op. cit., p 405.
15
On peut penser que Roubaud évoque le 4e arrondissement et les différents lieux de morts de cet
arrondissement :
16
renvoi de notes par l’auteur
17
v.5, sonnet VIII : « c’était le temps inquiet d’une époque inquiète », v. 10, sonnet III « C’était un jour de juin
sans complicati-on ».
18
évocation de l’eau dans les deux poèmes.
19
par les tickets.
6
L’unité du recueil se fait par la mémoire : mémoire des lieux, mémoire des événements et
mémoire d’un rythme.
D’abord, nous noterons que les sonnets s’inscrivent dans une intertextualité onomastique :
la rue de Bretagne permet d’évoquer Aragon, la Tour Eiffel Jacques Réda, la rue Bobillot
Adam Billaut, « les rues de Saussure et de Christine de Pisan » sont convoquées pour leur
nom au sonnet XVII, les surréalistes au sonnet XVIII, évocation de Georges Bataille et de
l’épouse perdue Silvia. Ces XX poèmes entrelacent les souvenirs de la ville et les souvenirs
littéraires.
Le sonnet est donc la forme qui permet de constituer le point de convergence
du quadripôle
poésie langue
mémoire rythme
Le sonnet est dans la langue ce rythme « liturgique » qui permet l’avènement de la
poésie ; parce que les sonnets se répondent, s’interrogent pour réfléchir aux différentes
facettes du sonnet. C’est pour cela qu’un système d’assonances et d’allitérations peut suffire à
créer l’unité strophique des sonnets : sonnets VII20, IX, XI…
Le sonnet y est considéré comme un espace ouvert, aux échos internes, où la structure
sonore, certes relayée par la structure visuelle, assure la cohérence de la forme.
Or pour Pascal Durand21,
L’existence de sonnets en prose montre que le critère de la
typographie, de la succession de quatre blocs et de la masse
décroissante de deux parties suffit à assurer l’identification de la
forme dans un régime poétique moderne où l’instance du visuel tend
de plus en plus à l’emporter sur l’instance acoustique, où la
perception du rythme et des rapports passe par une saisie englobante
d’une forme sur un fond (la page d’impression ou toute autre surface
d’inscription) davantage que par une saisie analytique de parties
enchaînées.
Ces sonnets de Jacques Roubaud jouent de l’espace textuel, pour montrer plusieurs
facettes du sonnet, mais ce n’est pas le visuel qui restitue la forme, c’est l’acoustique : le
sonnet c’est un rythme saisi dans le continu du poème, dans le continu des XX poèmes, plus
ou moins un vers, plus ou moins un tercet.
Dans « Dire la poésie », Jacques Roubaud écrit :
« Il existe d’autres mémoires obliques du poème les
troubadours en avaient une la musique dans la
musique ils enfermaient le privé de mots leur
mémoire
Et la poésie comptée rimée plus tard avait encore
un peu quelque chose comme cela l’espèce de
musique métrique et rythme son rythme cette
20
« Ce n’est pas pour que tu me toises de cet œil de crabe (v.4)
Des toises, certes, tu en as et cette couleur « drab »
(Terne, comme disent les Anglais) du crabe tu l’as
Malgré le mercurochrome de mini-um dont la
Ville soigne tes griffures causées par vents et sables » sonnet VII p 105.
21
P. Durand, « Le sonnet « renversé » chez les poètes de la modernité », op. cit., p 174.
7
comémoire elle avait les timbres les échos
Castor et Pollux des rimes22
Timbres et échos font la musicalité du poème, du sonnet conçu comme une forme toujours
renouvelée dans ces XX poèmes : ce sont le jeu des assonances des allitérations de
l’intertextualité23, d’échos d’un poème à l’autre qui font le rythme du poème. Ce n’est donc
pas le rythme du sonnet que l’on écoute c’est le rythme des sonnets qui marque l’histoire d’un
sujet à travers ses multiples réalisations.
L’unité du recueil se fait donc autour de la forme sonnet, non pas en tant que forme fixe,
fixée, rigide mais en tant que forme signifiante qui permet l’accomplissement d’un sujet au
cours de ses réalisations essentiellement acoustiques, attachées à un parcours dans les
différents arrondissements de Paris.
Ainsi nous avons voulu montrer qu’il n’y avait pas une forme fixe du sonnet chez
Roubaud, qu’elle soit métrique, syntaxique, strophique ou sémantique. Il y a plusieurs
actualisations de la forme, qui est par excellence une forme-mémoire : cette forme mémoire
c’est celle d’un rythme qui permet l’avènement d’un sujet poétique qui se construit au fil de la
commémoration de souvenirs attachés à un espace vécu. Autant dire qu’il s’agit d’une forme
vivante que Roubaud transgresse parce qu’il est plus facile de changer en douceur et avec
humour une forme même sacralisée par l’Institution, que le cœur des humains…
S. Larraburu—Bédouret.
22
J. Roubaud, Dors, précédé de Dire la poésie, Gallimard, 1981, p 24.
23
accents verlaininens du sonnet X, d’Apollinaire sonnet XI…