Chapitre X. L’approche polycratique
p. 131-140
Texte intégral
1. Le cadre général et problèmes de méthode
1Martin Broszat et Hans Mommsen1 ont développé au début des années 70 un nouveau modèle d’analyse : le polycratisme.2 L’Allemagne n’aurait été que formellement dirigée par Hitler, les prises de décision auraient été dispersées entre divers détenteurs de pouvoir. L’absence de délimitation des compétences à l’intérieur du parti et entre le parti et les organes traditionnels de l’Etat auraient entraîné une radicalisation cumulative des décisions aussi bien de politique interne qu’étrangère et raciale. L’idée de base de l’approche polycratique est donc de remettre en cause l’impression d’un régime nazi monolithique, organisé et hiérarchisé de façon stricte, dont les seuls excès sont ceux du dictateur tout puissant. La polycratie s’oppose à la monocratie, le pouvoir d’un seul.
2Martin Broszat et Hans Mommsen n’apportent pas de sources nouvelles dans l’étude des politiques étrangères et raciales du national-socialisme. Il s’efforcent surtout de souligner les présupposés des autres interprétations du nazisme3 et de contester leurs méthodes d’écriture de l’histoire. Une historiographie moderne devrait être dénuée de jugement de valeur4 et de volonté sous-jacente de cacher des aspects peu reluisants du passé allemand. Ils prônent donc une distanciation de l’historien par rapport à son objet d’analyse. Mais en est-ce bien une ? En fait, ils cherchent plutôt, a priori, à dégager d’autres responsabilités historiques. En effet, pour Hans Mommsen, une écriture de l’histoire centrée sur Hitler, qui lui attribuerait la principale responsabilité historique de la « catastrophe allemande » aurait pour fonction de décharger les forces politiques qui l’ont amené au pouvoir et qui ont consciemment collaboré avec lui.5 Hans Mommsen n’hésite pas à qualifier d’apologétiques6 des historiens qui penseraient différemment sur cette question. En d’autres termes, les historiens américains, anglais, français , israéliens ou suisses qui auraient déjà, parfois avant 1945, souligné la responsabilité historique principale de Hitler dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, ne viseraient-ils qu’à décharger les forces politiques qui lui ont permis d’exercer le pouvoir ?
3Le plus intéressant chez Hans Mommsen et Martin Broszat se trouve dans leur volonté de remettre en question les méthodes d’écriture de l’histoire du national-socialisme. Déjà au début des années 60, Hans Mommsen avait proposé l’ouverture à une forme d’historiographie qui tienne compte de la politologie, de la sociologie, des sciences économiques et des apports de l’« Ecole des Annales ».7 Dans une Allemagne fédérale engoncée dans une forme d’écriture historique traditionnelle, ce sont des arguments qui portent et qui continuent à fasciner beaucoup d’historiens.8 On retrouve ainsi dans les analyses de l’approche polycratique un mélange de ces différentes sciences sociales et de ces nouvelles méthodes historiques. Dans deux ouvrages consacrés à la politique intérieure allemande pendant le national-socialisme, Martin Broszat9 et Hans Mommsen10 ont appliqué avec succès les apports de la science administrative et de la sociologie. Par contre, ils n’ont pas fait une grande utilisation des sciences économiques et de la « nouvelle histoire ».
4Max Weber a beaucoup influencé ces deux historiens. Bien qu’ils ne s’y réfèrent que très rarement, on discerne l’influence du sociologue allemand dans leur approche du rôle de Hitler comme « Führer ». Max Weber avait fait ressortir que le « Führer » charismatique base sa légitimité sur une « Weltanschauung » inapplicable et transcendante. Cette légitimité est sans cesse remise en question par la routine de la vie quotidienne et par la bureaucratie :
« La durée de l’autorité charismatique est dans son essence spécifiquement instable : le détenteur peut perdre son charisme (...). Il doit accomplir des miracles s’il veut être un prophète, des exploits s’il veut devenir un chef militaire. »11
5En inversant la proposition de Max Weber, on transforme un « type-idéal » de légitimité politique en une explication du mode de gouverner et des prises de décision de Hitler :
« ‘La routine du quotidien’ (Veralltäglichung) était le danger qui menaçait constamment l’autorité charismatique. Seul le dynamisme de succès répétés pouvait préserver sa nature charismatique. »12
6De plus, en exagérant un peu la force réelle de la bureaucratie et surtout en insistant sur la compétition à l’intérieur du parti ou entre celui-ci et les organes traditionnels de l’Etat, il a été affirmé que la société allemande était menacée d’effondrement et que le parti ne devait son unité qu’à la « présence » de Hitler, celui-ci ayant été avant tout une figure d’intégration indispensable. Par exemple, à propos du parti, Martin Broszat écrit :
« Pour différencier le mouvement hitlérien des autres idéologies, on a souligné avec de bonnes raisons que le national-socialisme a d’abord été un mouvement charismatique avant d’être un mouvement idéologique et programmatique. Sa vision du monde (« Weltanschauung ») est incarnée dans le Führer Hitler et, sans lui, il aurait perdu toute sa force d’intégration. »13
7L’approche polycratique n’a donc pas fondamentalement inventé de méthodes nouvelles, elle s’est surtout contentée de réifier le « type-idéal » weberien de la légitimité d’un « Führer » charismatique pour en faire un déterminisme explicatif. Il nous faudra analyser en quoi ce modèle éclaire notre connaissance du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale et des principales décisions allemandes de politique étrangère.
8Martin Broszat et Hans Mommsen ont quelquefois tendance à écrire des phrases ou des paragraphes en fausse perspective. La subordonnée donne l’apparence de répondre à la principale, mais c’est un effet de texte. Le discours fonctionne à la vraisemblance et à des illusions de corrélation. L’usage abusif des guillemets permet de se situer sur plusieurs plans à la fois et de faire passer des notions troubles sans prendre le risque d’être contesté. L’absence de corrélation véritable est comblée par une surenchère de parenthèses qui donne un effet de réel très fort.
9Un artifice efficace consiste à caricaturer à l’extrême et hors contexte une interprétation du nazisme pour faire passer des notions qui, sans cette mise en perspective, provoqueraient un tollé. Par exemple, tout le monde qualifie le commandant nazi d’Auschwitz de bourreau cruel, d’assassin, etc. Bien entendu, tout le monde sait qu’un assassin, même le plus meurtrier, est capable d’instants d’humanité, d’aimer, de manger et de se comporter comme tout un chacun. Mais Martin Broszat fait comme si on ne le savait pas pour pouvoir écrire des phrases qui seraient dans un autre contexte inacceptables :
« Dans le cas de Höss, il devient extrêmement clair que le meurtre de masse n’a pas besoin d’être jumelé avec une cruauté personnelle, avec un sadisme diabolique, avec un état brutal ou avec une prétendue bestialité que l’on imagine naïvement être l’attribut d’un assassin. Les annotations de Höss réfutent radicalement ces représentations trop simples et révèlent à la place le portrait d’un homme, qui avait la direction du meurtre quotidien des Juifs, d’un être humain qui ressemblait à quelqu’un de tout à fait moyen, absolument pas méchant, mais au contraire amoureux de l’ordre, conscient de son devoir, aimant les animaux et proche de la nature, oui à sa manière doué intérieurement et décidément même bien moral. »14
2. La politique étrangère
10Les chercheurs se réclamant du cadre d’analyse polycratique n’ont pas privilégié l’étude de la politique étrangère. Néanmoins, ils ont occasionnellement abordé ce sujet. Pour Martin Broszat et Hans Mommsen, la radicalisation cumulative provoquée par la concurrence entre des administrations aux compétences mal définies a sélectionné les éléments purement négatifs de la « Weltanschauung » et a amené une expansion sans objet (« objektlosen Expansion »).15 C’est la force dynamique engendrée par les conflits internes à la structure politique du « Troisième Reich » qui a été le facteur déterminant de la guerre. Dans cette perspective, Hitler n’a joué qu’un rôle de « Trommler » (tambour) démagogue répétant incessamment des métaphores (« Metapher ») idéologiques16 (« Lebensraum », guerre raciale etc.), non celui d’un preneur de décision.
11Ainsi le mythe du Führer charismatique créé par la propagande nazie aurait forcé le système à obtenir toujours plus de succès en politique étrangère afin d’éviter que les conflits non résorbés n’éclatent, risquant d’ébranler le régime. Dans ce contexte, Hitler est non seulement un « dictateur faible » (« ein schwacher Diktator »),17 un homme de l’improvisation (« ein Mann der Improvisation »),18 il apparaît aussi comme une sorte de structure (« eine Art ‘Struktur’ »),19 une non-personne (« eine ‘Unperson’ »)20 et une victime (« Opfer »)21 de la propagande.
3. Critique interne au modèle
La force dynamique
12La concurrence entre divers organes chargés de la politique étrangère est-elle obligatoirement une force dynamique ? Hans-Adolf Jacobsen avait déjà montré les cinq organismes parallèles, aux conceptions divergentes, qui cherchaient à exercer leur influence sur la politique étrangère ; l’analyse polycratique n’apporte rien de nouveau à ce sujet. En revanche, elle postule que cette concurrence a été dynamique et qu’elle a influé de manière déterminante sur le processus de décision.22 Malheureusement, ce passage n’est pas élaboré, par exemple, à propos des attaques contre la Pologne, la France et l’Union soviétique.
La sélection des éléments purement négatifs
13Pourquoi la radicalisation cumulative n’aurait-elle sélectionné que les éléments purement négatifs de la « Weltanschauung » ? Pourquoi les éléments positifs ne seraient-ils restés que de simples métaphores manipulatrices ?
« La sélection des éléments idéologiques (Weltanschauung) négatifs qui eut lieu pendant le processus de prise du pouvoir et au cours de l’évolution postérieure du Troisième Reich (eux seuls furent mis en pratique) signifiait en même temps une radicalisation, un perfectionnement et une institutionnalisation de l’inhumanité et de la persécution. Les utopies positives continuèrent à n’être que des objectifs lointains et à relever de la propagande. »23
14Malheureusement, ni Martin Broszat ni Hans Mommsen ne nous informent sur ces éléments positifs de l’idéologie nationale-socialiste.24 Pourquoi le processus n’aurait-il pas sélectionné quelques aspects « positifs » de la « Weltanschauung » nationale-socialiste ? Supposons qu’un de ces aspects « positifs » soit la recherche de la paix, cet objectif n’aurait-il pas été beaucoup plus populaire et donc beaucoup plus intégrateur que la guerre ? En effet, la recherche polycratique affirme que les Allemands n’étaient pas enthousiasmés par l’idée de guerre et que la lutte pour un « Lebensraum » n’a eu qu’un écho limité :
« De même, dans le domaine de la politique étrangère, la préparation idéologique à la lutte pour l’Espace vital semble avoir eu un succès limité auprès d’une population dont l’objectif premier était d’éviter la guerre. »25 (...) La peur d’une autre guerre fut le facteur de politique étrangère qui a totalement dominé la réponse de la population. »26
15Si d’une part l’on accepte cette affirmation que la recherche d’un « Lebensraum » n’était pas un slogan mobilisateur et populaire, comment d’autre part, peut-on affirmer que la répétition de cette « métaphore » aurait permis de cimenter la structure politique lézardée de l’Etat national-socialiste ? Comment un slogan non-mobilisateur peut-il quand même être mobilisateur ?
Une idéologie destructrice est gardienne de l’ordre
16Martin Broszat n’explique par pourquoi le mouvement révolutionnaire qu’est le national-socialisme a cherché à conserver l’ordre établi et à empêcher que l’édifice ne se lézarde. Est-ce la fonction d’une « Weltanschauung » qui consiste presque exclusivement en un dynamisme et une énergie agressive27, et qui vise à la destruction de tout ordre ancien ?
Résultats de la recherche polycratique par rapport à la politique étrangère
17Les résultats de la recherche polycratique ne nous semblent pas convaincants par rapport aux points suivants. Le début de la guerre et l’attaque contre la Pologne n’ont pas fait l’objet d’analyse poussée. Le récit de Martin Broszat dans 200 Jahre deutsche Polenpolitik28 n’est pas de type polycratique mais correspond à une écriture d’histoire diplomatique très traditionnelle. Dans son article, « Soziale Motivation und Führerbindung des Nationalsozialismus », l’historien munichois se contente d’affirmer : « Le problème polonais n’est cependant traité dans aucun des prétendus propos « classiques » de Hitler sur la politique de conquête d’un Espace vital ».29 Hans Mommsen ne juge nécessaire que de faire des allusions à un besoin impérieux de succès (Erfolgszwang) lié aux modifications de l’attitude anglaise et à une nécessité de trouver des matières premières, ce qui aurait poussé Hitler à la guerre.30 Hans Mommsen n’explique pas pourquoi Hitler a attaqué la Pologne.
18L’attaque allemande contre la France et l’Angleterre n’est pas commentée et est à peine traitée.31 Quant à la décision capitale de déclarer la guerre à la Russie soviétique, cette question est éludée. Comme le « programme » de politique étrangère développé par Hitler n’aurait été qu’un ensemble de « métaphores », la recherche d’un « Lebensraum » n’apparaît que comme un symbole de combat (« Kampfsymbol »),32 des mots à effet (« Schlagworte »)33 et une direction d’action (« Aktionsrichtungen »).34 Par conséquent, l’Opération Barbarossa n’est pas la conséquence de la recherche d’un « Lebensraum » raciste en Russie soviétique :
« La décision prise par Hitler en automne 1940 d’attaquer l’Union soviétique n’était pas un plan calculé pour réaliser l’idée d’un Espace à l’Est, mais un passage obligé pour réussir à terminer de manière décisive la guerre d’attente de l’été 1940. »35
19Ces phrases de Martin Broszat sont typiquement écrites en fausse perspective. L’historien de Munich donne l’impression d’expliquer pourquoi Hitler a attaqué la Russie soviétique, mais il ne fait en réalité que donner l’illusion d’apporter une réponse à la question qu’il pose. En d’autres termes, pourquoi Hitler a-t-il attaqué la Russie soviétique et non pas les Etats-Unis ou les possessions moyen-orientales de la Grande-Bretagne ? La fonction de l’historien consiste précisément à établir les rapports de cause à effet entre des facteurs. S’y refuser, par attachement à un dogme de méthodologie historiographique, n’aide pas à accroître notre connaissance raisonnée du passé.36
20Enfin, on remarquera qu’il n’est dégagé aucune responsabilité historique d’un individu ou d’un groupe d’êtres humains dans le déclenchement de la guerre. On ne perçoit d’une part qu’un ballet incessant de forces impersonnelles qui s’entrecroisent et d’autre part, qu’un « dictateur faible », une « sorte de structure » qui agit « en se prenant au mot ».37
21Pierre Ayçoberry se demande s’il faut prendre au sérieux les thèses qui viennent d’être présentées :
« Personne, du moins parmi les spécialistes sérieux, ne songe en défendant ces thèses à diluer la responsabilité de Hitler ; et c’est prendre trop au pied de la lettre certaines phrases imprudemment lâchées38 au cours de controverses que de résumer ce courant par l’équation : Hitler = 0.39
22Faudrait-il comprendre que la dynamique entre historiens allemands conduit à une radicalisation cumulative des points de vue, qui ne sélectionne que les éléments négatifs, amenant à exprimer ce qui n’est pas véritablement pensé ?
23Les approches de tendance nomothétique éprouvent de réelles difficultés à analyser la question de la politique étrangère nationale-socialiste. Ces paradigmes restent trop silencieux par rapport à cet aspect de la politique du « Troisième Reich ». Notre constatation est pourtant étonnante car les cadres d’analyse fasciste (versions marxiste et libérale) et totalitaire sont fondés sur une analogie de type international. Le non-dit attaché à ces deux notions de fascisme et de totalitarisme se rapporte à la conflagration qui a secoué le monde entre 1939 et 1945. Quand un auteur accole l’étiquette de fasciste ou de totalitariste à un régime, c’est pour en dénuer les mérites. En filigrane, il leur attribue souvent la responsabilité des guerres. La qualification de totalitarisme ou de fasciste conférée à un système politique porte parce que ces termes sont chargés d’une valeur émotionnelle se référant implicitement à la guerre et à ses atrocités. Pourtant, paradoxalement, ces approches de type nomothétique n’abordent le plus souvent qu’incidemment la politique étrangère nationale-socialiste.
24Néanmoins, malgré les silences des textes, nous avons pu montrer que chaque type d’approche nomothétique a tendance, de manière différente et à des degrés divers, à relativiser l’importance des intentions et des décisions de Hitler.
25Les marxistes orthodoxes attribuent essentiellement les origines de la guerre à l’accentuation des contradictions internes au capitalisme allemand, qui l’ont poussé à rechercher à l’extérieur de nouveaux débouchés pour ses exportations. La direction orientale de cet expansionnisme allemand s’explique avant tout par le caractère éminemment réactionnaire du mouvement nazi, instrument de grand capital, dont la fonction est de lutter contre la classe ouvrière, donc contre l’Union soviétique, la patrie du prolétariat. Les historiens communistes français, comme de nombreux chercheurs polonais et russes, ont également insisté sur la continuité séculaire des visées impérialistes allemandes en Europe de l’Est.
26Dans cette perspective, Hitler apparaît surtout sous les traits d’un agent zélé d’intérêts qui le poussent en avant. Son programme de politique étrangère consiste en slogans manipulateurs visant à donner une fausse conscience de classe aux travailleurs. Quant à l’expression de « Lebensraum », elle dissimule, sous des oripeaux pseudo-scientifiques, les objectifs du capitalisme allemand.
27L’école de Bielefeld a insisté sur la continuité d’un « impérialisme social » à travers l’histoire allemande due à une crise parlementaire qui pousse à la guerre. L’étude des buts idéologiques du programme de Hitler a été négligée, en partie parce que cette historiographie refuse de considérer que les idées puissent être le moteur de l’histoire. Ce qui n’empêche pas Reinhard Kühnl d’affirmer que ces buts étaient les mêmes pendant les deux guerres mondiales. Quoi qu’il en soit, Hitler apparaît sous les traits interchangeables du « chef allemand gardien de l’ordre ».
28Les thèses avancées par les historiens « bonapartistes », particulièrement par Timothy Mason, postulent l’existence d’une crise économique qui aurait entraîné Hitler vers la guerre. La consistance de son programme n’est pas niée, mais cela n’explique pas le début de la guerre mondiale. Cette « Weltanschauung » est d’ailleurs issue d’un certain type de rapports sociaux à l’époque de sa constitution. Le caractère racial de ce programme est souligné, sa radicalisation dans le génocide des Juifs est considérée par contre comme irrationnelle et typiquement capitaliste. En d’autres termes, l’idéologie hitlérienne et la guerre sont des produits des rapports de classe aux époques respectives de leur cristallisation et de leur développement. Ainsi Hitler n’apparaît pas comme la force principale qui a développé son programme et qui a conduit à la guerre.
29Le cadre d’analyse libérale du fascisme est moins déterministe et monocausal que les théories marxistes. Néanmoins, la recherche systématique d’analogies entre l’Allemagne nationale-socialiste et d’autres pays européens pousse parfois à réduire la politique hitlérienne à une simple politique extrême-nationaliste (comme l’Italie) et révisionniste contre le système de Paris. De plus, la caractérisation axiomatique du fascisme, comme étant dans son essence un mouvement belliciste dirigé contre le libéralisme et le communisme, a amené Ernst Nolte à affirmer que Hitler a davantage retardé la guerre inévitable, qu’il ne l’a lui-même provoquée. L’insistance de l’historien berlinois à décrire le « telos » du fascisme comme un anticommunisme, l’entraîne à relativiser l’élément social-darwiniste dans l’objectif de « Lebensraum ». Enfin, la mise en relief des buts principaux de Hitler (racisme, espace vital) ne sont pas expliqués par le paradigme fasciste.
30Comme les chercheurs non marxistes du paradigme fasciste, les historiens appartenant au cadre d’analyse totalitariste sont des libéraux qui ne tiennent pas à écrire une histoire déterministe et matérialiste. Néanmoins, certaines tendances à réifier le « type-idéal » basé sur une comparaison entre l’Union soviétique et l’Allemagne nationale-socialiste amènent quelques-uns de ces historiens à relativiser l’importance des objectifs anti-communistes et antisoviétiques de Hitler. Ainsi que d’autres spécialistes d’analyse de type nomothétique, beaucoup d’historiens se réclamant de l’interprétation totalitariste ont également tendance :
à rechercher un disfonctionnement dans le système intérieur afin d’expliquer l’apparition de forces centrifuges comme la guerre ;
à caractériser l’idéologie hitlérienne, par exemple, la recherche d’un « Lebensraum », comme un ensemble d’expressions creuses et manipulatrices ;
à exagérer l’essence dynamique (« permanent révolution ») du mouvement nazi afin de présenter le totalitarisme nazi comme étant condamné à s’étendre dans toutes les directions et sans limites.
31L’interprétation polycratique a poussé à l’extrême certaines tendances qui étaient perceptibles déjà dans d’autres paradigmes. A tel point que Hitler n’apparaît plus que comme une fonction, une « sorte de structure », un « dictateur faible » dont le « programme » n’est qu’un ensemble de « slogans manipulateurs ».
32De façon plus marquée, on retrouve certains éléments déjà en germe dans d’autres analyses de tendance nomothétique comme :
une contradiction dynamique entre des forces sociales et politiques opposées ;
une crise qui ébranle le système ;
une fuite en avant vers l’extérieur qui devrait permettre de sauver les équilibres ;
une insistance sur l’instrumentalité purement démagogique de la « Weltanschauung » hitlérienne ;
une sous-estimation de la personnalité de Hitler dans les prises de décision de politique étrangère.
Notes de bas de page
1 Martin Broszat est actuellement directeur de « l’Institut fur Zeitgeschichte » à Munich et le rédacteur en chef de la revue Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte. Précédemment, il fut secrétaire de l’association pour l’étude de l’émigration allemande originaire des territoires perdus par l’Allemagne en 1945. Dans les années 50, il fut passablement marqué par la théorie de la « banalité du mal » véhiculée par l’approche totalitariste, particulièrement par Hannah Arendt. Martin Broszat a beaucoup stimulé la recherche en Allemagne fédérale par ses thèses provocantes.
Hans Mommsen est professeur à l’université de Bochum. Il est le fils de l’historien Wilhelm Mommsen et le petit-fils du célèbre spécialiste de l’Antiquité Théodore Mommsen. Dès ses premiers discours, Hitler a utilisé une expression de ce dernier: « les Juifs sont le ferment de décomposition des peuples ». Cette phrase a été citée hors contexte. Théodore Mommsen a été partisan d’une théorie des races mais n’a pas été anti-juif. A propos de Wilhelm Mommsen, on consultera Helmut Heiber. Walter Frank und sein Reichsinstitut fur Geschichte des neuen Deutschlands. Op. cit., pp. 737. 742, 762. 778 et surtout 738.
2 Une définition se trouve dans Peter Hültenberg. « Nalionalsozialistische Polykratie » in Geschichte und Gesellschaft, 2, 1976, p. 420.
3 Hans Mommsen. Adolf Hitler als ‘Führer’ der Nation. Op. cit., pp. 1-47.
4 Timothy Mason. « Intention and Explanation ». Op. cit., p. 29.
5 Hans Mommsen. « Adolf Hitler als ‘Führer’ der Nation. Op. cit., p. 19.
6 Hans Mommsen vise directement Karl-Dietrich Bracher qui l’aurait qualifié de la sorte. Ce genre de débat est attristant par son outrance verbale, surtout dans un ouvrage de didactique du national-socialisme à usage des professeurs de l’enseignement secondaire. Ibid., p. 12.
7 Hans Mommsen. « Historische Methode » in Waldemar Besson (éd.). Geschichte. Bd 24. Frankfurt, 1961, pp. 78-91. Hans Mommsen. « Sozialgeschichte » in Hans-Ulrich Wehler. (éd.). Moderne deutsche Sozialge-schichte. Köln, 1966, pp. 27-37.
8 Georg Iggers. « Federal Republic of Germany » in International Handbook of Historical Studies. Contemporary Research and Theory. London, 1980, pp. 219-232.
9 Martin Broszat. Der Staat Hitlers. München. 1969; 475 p.
10 Hans Mommsen. Beamtentum im Dritten Reich. Stuttgart, 1966; 246 p.
11 Max Weber. Grundriss der Sozialökonomik. III. Abteilung Wirtschaft und Gesellschaft. Tübingen, 1925, p. 755. Sur la routinisation et la bureaucratie, p. 753.
12 Ian Kershaw. « The Führer Image and Political Integration: The Popular Conception of Hitler in Bavaria during the Third Reich » in Gerhard Hirschfeld. Lothar Kettenacker (éd.). Der « Führerstaat »: Mythos und Realität. Op. cit., p. 135. Toutes ces notions avaient déjà été soulignées par Franz Neumann. Behemot. The Structure and Practice of National Socialism. London, pp. 82 et suivantes, par exemple : « Le pouvoir charismatique du leader doit dériver de quelque part, de Dieu ou de la tribu », p. 85. L’approche totalitariste, très influencée par Franz Neumann, Sigismund Neuman et Ernst Fraenkel, avait déjà étudié ces notions mais sans exagérer la faiblesse de Hitler, l’importance de la compétition dans la société et les tendances polycratiques. Par exemple, sur la polycratie, le chapitre « Die Polykratie des Ressorts und die Neugliederung » pp. 599-612, sur la « Weltanschauung » pp. 261-274, sur le « charisme » et la « Veralltäglichung », pp. 685-692 de Wolfgang Sauer, Gerhard Schulz, Karl-Dietrich Bracher. Die nationalsozialistische Machtergreifung. Op. cit.
13 Martin Broszat. « Soziale Motivation und Führerbindung des Nationalsozialismus » in Vierteljahrshefte fur Zeitgeschichte, 18, 1970, p. 399. Souligné par nous. L’historien munichois s’inspire aussi de l’ouvrage de Joseph Nyomarky. Charisma and Factionalism within the Nazi Party. Minneapolis, 1967, surtout pp. 20-21.
14 Martin Broszat. « Einleitung » zu Kommandant Hôss in Auschwitz. Stuttgart, 1958, pp. 14-15. Souligné par nous. La longueur démesurée de certaines phrases rend toute citation très fastidieuse et repousse l’observateur critique qui, de surcroît, s’exprime dans une langue étrangère.
15 Hans Mommsen. « Nationalsozialismus » in Sowjetsystem und demokratische Gesellschaft. Eine vergleichende Enzyklopädie. Freiburg im Breisgau, 1971. p. 703.
16 Martin Broszat. « Soziale Motivation und Führerbindung ». Op. cit., p. 408.
17 Hans Mommsen. « Nationalsozialismus ». Op. cit., p. 702.
18 Hans Mommsen. « Rezension von Hans-Adolf Jacobsen : Nationalsozialistische Aussenpolitik ». Op. cit., p. 183.
19 Martin Broszat. « Zur Einführung: Probleme der Hitler Forschung ». Einleitung von Ian Kershaw. Der Hitler-Mythos. Stuttgart, 1980. p. 14.
20 Ibid., p. 14.
21 Ibid., p. 14.
22 Hans Mommsen. « Rezension von Hans-Adolf Jacobsen ». Op. cit., p. 180.
23 Martin Broszat. « Soziale Motivation und Führerbindung ». Op. cit., p. 405. Egalement, der Staat Hitlers. « Der rein negativ ». Op. cit., pp. 433-434. Hans Mommsen. « national Socialism: Continuity and Change » in Walter Laqueur (éd.) Fascim. Op. cit., p. 199.
24 Martin Broszat. Der Nationalsozialismus. Op. cit., pp. 40-61-62. Betrachtungen zu « Hitlers Zweitem Buch » in Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 9, 1961, pp. 424-428. Hans Mommsen. « National Socialism: Continuity and Change ». Op. cit., p. 180.
25 Ian Kershaw. « The Führer Image and Political Integration ». Op. cit., p. 160.
26 Ibid., p. 160. Egalement, Ian Kershaw. Der Hitler-Mythos. Op. cit., pp. 123-130. Ainsi que l’introduction de Martin Broszat.
27 Martin Broszat. Der Nationalsozialismus. Stuttgart, 1960, p. 62.
28 Martin Broszat. 200 Jahre deutsche Polenpolitik. München, 1963, pp. 182-213.
29 Martin Broszat. « Soziale Motivation und Führerbindung des Nationalsozialismus ». Op. cit., p. 407.
30 Hans Mommsen. Adolf Hiller als ’Führer’ der Nation. Op. cit., p. 107.
31 Hans Mommsen. Adolf Hitler als ’Führer’ der Nation. Op. cit., p. 110.
32 Martin Broszat. « Soziale Motivation und Führerbindung des nationalsozialismus ». Op. cit., p. 408.
33 Martin Broszat. « Zur Einführung der Hitler Mythos ». Op. cit., p. 11.
34 Martin Broszat. « Soziale Motivation und Führerbindung ». Op. cit., p. 408.
35 Ibid. p. 408.
36 Hans Mommsen arrive même à écrire que la question n’est pas de savoir quel est le motif qui a conduit Hitler à entreprendre l’Opération Barbarossa. Voir note 44. p. 93 supra.
37 Martin Broszat. « Soziale-Motivation und Führer- Bindung des Nationalsozialismus ». Op. cit., p. 408 : « beim Wort nehmen ».
38 Quelles sont les phrases imprudemment lâchées et quelles sont celles qui sont sérieuses ? Comment peut-on le savoir ?
39 Pierre Ayçoberry. « Préface » de Joseph Stem. Hitler, le Führer et le peuple, Paris, 1985, p. 18. Entretien premier mars 1985. Martin Broszat et Hans Mommsen ne nient pas la « responsabilité morale » au sens où Raymond Aron la définit, mais ils se refusent souvent à établir des responsabilités historiques : « le moraliste vise les intentions, l’historien les actes (...). » Raymond Aron. Introduction à la philosophie de l’histoire. Op. cit., p. 209.
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