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Emmanuel Levinas et la technique}

Emmanuel Levinas et la technique

 

Emmanuel Levinas a souvent �voqu� le r�le et le sens de la technique moderne. Je me propose de montrer comment ce qu'il en dit s'int�gre au cadre g�n�ral de sa philosophie. Accessoirement, je mettrai en regard les th�ses de Levinas et celles de Heidegger ou plus pr�cis�ment de ce qu'on a appel� le second Heidegger2.

Avant toute philosophie

Depuis la guerre 14-18, les philosophes voient souvent la technique d'un mauvais oeil. Le traumatisme de la premi�re guerre mondiale a mis � mal la perspective d'un progr�s sans recul de la civilisation qui serait garanti par le d�veloppement des sciences et des techniques. L'optimisme, voire l'enthousiasme, de Bacon, de Descartes, de Condorcet et des positivistes, a laiss� place � un kal�idoscope de sombres pr�visions.

Avant m�me toute philosophie, Levinas refuse de s'engager dans cette voie. Il conna�t �videmment les dangers que rec�le la technique, mais cela ne l'emp�che pas de brocarder la mode du �non � la technique � :

[...] la mode qu'est devenu de nos jours le �non � la technique �, � la technologie, � la technocratie (prof�r� comme par hasard, dans la presse et � la radio), mode par laquelle ce non participe au monde moderne dont il pr�tend se s�parer3.

Nul n'est assez fou pour m�conna�tre les contradictions de la technique mais le bilan des pertes et des gains que l'on dresse habituellement ne repose sur aucun principe rigoureux de comptabilit�. La condamnation de la technique est devenue une rh�torique confortable4.

Le pr�jug� favorable que Levinas accorde � la technique tient � ce qu'elle appartient � ces structures modernes de la conscience europ�enne, fille de l'universalisme des Lumi�res accueilli avec enthousiasme par les communaut�s juives. Que cet universalisme europ�en fasse excellent m�nage avec la particularit� juive, cela fait partie de ces �vidences premi�res qui n'ont cess� d'habiter Levinas :

Les formes de la vie europ�enne ont conquis les isra�lites dans la mesure o� elles refl�tent l'excellence spirituelle de l'universalit�, norme du sentir et du penser, source de la science, de l'art et de la technologie moderne, mais aussi de la r�flexion et fondement des institutions rattach�es � l'id�al de la libert� et des droits de l'homme5.

Les �v�nements du si�cle pr�c�dent, aussi tragiques qu'ils aient �t�, n'ont pas �branl� cette conviction :

Personne ne saurait, certes, oublier les �v�nements du XXe si�cle : deux guerres mondiales, fascisme et holocauste. Les doctrines et les institutions d'Europe en sortent bien compromises. N'emp�che que nous nous r�f�rons encore � elles en nous opposant � leur descendance monstrueuse et distinguons la perversion advenue � la mauvaise graine. Nous continuons � admirer les principes universels et ce qui s'en d�duit en bonne logique6.

Cependant les fonctions que Levinas attribue � la technique vont bien au- del� de ce pr�alable et sont �troitement li�es aux notions centrales de sa philosophie dont je vais rappeler le squelette en me limitant au strict n�cessaire.

Levinas et l'�thique

Si on veut caract�riser en trois mots la pens�e de Levinas, on dira que Levinas est un philosophe qui a mis sur le devant de la sc�ne les notions d'alt�rit�, d'�thique et de responsabilit�. Toutefois il ne faut pas se m�prendre sur le sens de ces mots. L'impulsion �thique au sens de Levinas ne consiste pas en la recherche de telle ou telle perfection intellectuelle ou morale, par exemple la ma�trise des pulsions, un juste milieu dans le comportement, le primat accord� � la vie spirituelle, ou encore l'ob�issance � un imp�ratif dict� par la raison. Pour Levinas, l'impulsion �thique ne vient pas de moi ; elle proc�de de la r�v�lation d'autrui, de l'autre homme. Et que signifie autrui ?

Autrui ne se d�finit pas par des propri�t�s, par son caract�re, par telle ou telle aptitude, par sa situation sociale, par sa place dans l'histoire. D�s l'instant o� j'ai qualifi� autrui par un attribut, autrui en tant que tel s'est envol�. Autrui n'est pas un individu dans un genre, il n'entre pas sous un concept. Corollaire direct de cette non appartenance � un genre, autrui, �chaque autrui �, doit �tre affirm� comme une unicit� irr�ductible7.

D'autre part la relation � autrui, nous dit Levinas, est relation � l'infini. L'id�e de l'infini est bien connue de la philosophie mais en tant qu'id�e abstraite ou formelle. La relation � autrui est sa d�formalisation. C'est dans la relation �thique que la relation � l'infini qu'est autrui se concr�tise. Face � autrui, la libert� ne se comprend plus dans le registre de la puissance et de l'impuissance mais dans celui de la justice et de l'injustice. L'infinit� d'autrui a pour corollaire une infinit� d'obligations :

L'�tendue des obligations � l'�gard des hommes pleinement hommes n'a pas de limites. Selon le mot du rabbin lithuanien Isra�l Salanter : les besoins mat�riels de mon prochain sont des besoins spirituels pour moi8.

Cependant l'infinit� des obligations � l'�gard d'autrui doit imm�diatement �tre nuanc�e car autrui n'est pas rencontr� seul. Sa rencontre est toujours accompagn�e ou suivie de celle du tiers qui n'est pas moins unique et pas moins infini. Sous peine de se nier elle-m�me, l'obligation � l'�gard d'autrui, potentiellement infinie, doit �tre limit�e. La bont� sans limite doit devenir justice. D'o�, pour Levinas, une justification de l'Etat et des institutions autre que la seule conciliation des libert�s en lutte, selon la tradition politique classique remontant � Hobbes9.

Enfin, dernier �l�ment de ce panorama, � l'unicit� d'autrui il faut ajouter l'unicit� du moi en tant que responsable, charg� d'embl�e d'une responsabilit� � l'�gard d'autrui qu'il est seul � pouvoir honorer.

Technique, nourriture et politique

Dans la ligne de ce qui pr�c�de, le sens premier de la technique, n'est pas � chercher loin :

la technique si contest�e [...] est ce qui permettra un jour qu'on porte le pain � tous les hommes, les femmes et les enfants qui, sur cette terre et au loin ont faim.10

Cependant, ajoute Levinas, la technique ne peut, � elle seule, r�soudre le probl�me de la faim dans le monde. Si l'humanit� n'a pas encore r�ussi � le r�soudre, cela n'est pas d� � une d�ficience de la technique mais � une d�ficience de l'organisation politique � laquelle la technique ne peut rem�dier. Evoquant dans l'une de ses lectures talmudiques le rite des �pains de proposition � expos�s au Temple de J�rusalem, Levinas �crit :

Il y a dans tous ces symboles le probl�me m�me du rapport entre l'Esprit et la nourriture des hommes, ils rappellent le caract�re politique11 du probl�me que, malgr� les progr�s de la pens�e et de la technologie moderne, malgr� l'Organisation des Nations unies et l'Unesco, la politique occidentale n'est pas arriv�e � r�soudre.

Chez Heidegger, la perspective est diff�rente. Heidegger voit dans la technique moderne une r�alit� funeste tout en professant qu'il est illusoire de penser que l'homme pourrait s'en rendre ma�tre. La technique ancienne accompagnait les processus naturels en les respectant. Au contraire, la technique moderne provoque et arraisonne la nature, elle la r�v�le comme un fonds de mati�res et d'�nergie � extraire et � stocker12.

Le �vieux moulin � vin � mettait certes l'�nergie de l'air � notre disposition mais non pour l'accumuler. Tout autre est le bassin houiller, sol r�duit � �tre un entrep�t de minerai. Le paysan d'autrefois �cultivait � son champ, l'entourant de soins attentifs, confiant la semence aux forces de croissance et veillant � ce qu'elle prosp�re. D�sormais la culture des champs, �l'agriculture motoris�e � provoque la nature.

Ce n'est pas tout. L'homme lui-m�me est pris dans l'engrenage de cet arraisonnement et cela � un double titre. D'une part, il fait �galement partie du �fonds � : ainsi parle-t-on de �mat�riel humain � ou encore de �l'effectif des malades d'une clinique �. D'autre part, l'homme est lui- m�me somm� de sommer la nature. Le garde forestier est requis d'abattre le bois pour que soit livr�e la cellulose r�clam�e pour fabriquer le papier n�cessaire aux journaux. Poussant jusqu'au bout les cons�quences de sa conception, Heidegger va jusqu'� �crire :

L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motoris�e, dans son essence la m�me chose que la fabrication de cadavres dans les chambres � gaz et les camps d'an�antissement, la m�me chose que le blocus et la r�duction de pays � la famine, la m�me chose que la fabrication de bombes � hydrog�ne13.

Technique et droits de l'homme

Le d�veloppement imp�tueux de la culture, des sciences et des techniques, n'est pas la seule nouveaut� du monde moderne. Il en est une autre tout aussi marquante, c'est la notion de droits inali�nables de chaque personne humaine, de droits irr�vocables qui n'ont pas � �tre conf�r�s. Pour Levinas, le fondement des droits de l'homme dans leur caract�re absolu se trouve dans l'unicit� irr�ductible de chaque personne :

Droits de l'homme manifestant l'unicit� ou l'absolu de la personne malgr� son appartenance au genre humain ou � cause de cette appartenance.14

Cependant il ne suffit pas d'�noncer un principe. Les droits inali�nables n'ont de sens pour le v�cu des hommes qu'avec leur �largissement � de multiples besoins tr�s concrets : droit � la sant�, au logement, � l'enseignement, au travail, au repos, en sont quelques exemples. La technique moderne, est une condition des droits de l'homme dans ce sens �largi, c'est l� ce qu'affirme Levinas :

La science et les possibilit�s de la technique sont les premi�res conditions qui permettent d'assurer dans les faits le respect des droits de l'homme. Le d�veloppement des techniques [...] est probablement la modalit� essentielle sous laquelle la pens�e des droits de l'homme [...] s'�largit dans sa conception [jusqu'aux droits de l'homme] dans leur int�gralit�.15

L'�largissement empirique des droits inali�nables fondamentaux en une multiplicit� de droits concrets pose de nouveaux probl�mes. Tout d'abord, le progr�s technique comporte des exigences d'organisation, notamment des limites � la libert�, qui peuvent compromettre jusqu'aux droits fondamentaux dont nous sommes partis. Cependant contrairement � certaines contestations irr�fl�chies, pour Levinas, les probl�mes issus de la technique doivent trouver leur solution dans un approfondissement de la technique elle-m�me :

D'o� une dialectique qu'on pourrait mener trop ais�ment jusqu'� la contestation ou � la condamnation de la technique, sans esp�rer une chance d'�quilibre d'un �ventuel retour de la science et de la technique sur elles-m�mes16.

Cependant les difficult�s naissant de la technique mais solubles par la technique ne sont pas les seules pouvant affecter les droits de l'homme. Il existe un probl�me majeur, n� du contenu accord� aux droits fondamentaux eux-m�mes, pour la solution duquel science et technique sont impuissantes.

La libert� est, avons-nous dit, un droit inali�nable de la personne humaine. Nous voici donc en pr�sence d'une pluralit� de volont�s libres, ce qui soul�ve imm�diatement la question de leur compatibilit�. Les conflits qui en r�sultent ne peuvent �tre r�gl�s que par la justice, par l'instauration d'un �droit � au sens premier du terme. Or, par essence, un tel droit ob�it � des crit�res d'universalit�. S'il �vite la guerre de tous contre tous en vertu des limites apport�es aux volont�s qui s'opposent, il oublie n�cessairement l'unicit� irr�ductible de chaque personne :

Il existe une tyrannie de l'universel et de l'impersonnel, ordre inhumain quoique distinct du brutal. Contre lui, s'affirme l'homme comme singularit� irr�ductible, ext�rieure � la totalit� o� il entre17.

L'unicit� de chacun, fondement des droits inali�nables, exige la justice qui contredit cette unicit�. Arriv�s � ce point la science et la technique ne nous sont plus d'aucun secours. D�nouer ce noeud exige une modification profonde du sch�ma qui nous a conduit jusque l�. Pierre angulaire de cette modification, la libert� ne saurait �tre comprise uniquement comme droit inali�nable � sa propre expansion, limit�e seulement en vertu de la libert� �galement inali�nable d'autrui :

Mais, d�s lors, dans la d�fense des droits de l'homme, il conviendrait de ne plus comprendre ceux-ci exclusivement � partir d'une libert� qui, virtuellement, serait d�j� la n�gation de toute autre libert� et o�, entre l'une et l'autre, le juste arrangement ne tiendrait qu'� une r�ciproque limitation18.

Qu'est-ce qu'une libert� qui ne se d�finit pas comme auto-affirmation du moi et expansion d'un pouvoir ? On l'a vu, c'est une libert� qui non seulement se sait possiblement ou peut-�tre essentiellement injuste mais, plus encore, est d'embl�e oblig�e � l'�gard du prochain, d'embl�e investie par une responsabilit� pr�alable � tout engagement.

Libert� dans la fraternit� o� s'affirme la responsabilit� de l'un-pour- l'autre, � travers laquelle, dans le concret, les droits de l'homme se manifestent � la conscience comme droit d'autrui et dont je dois r�pondre. Se manifester originellement comme droits de l'autre homme et comme devoir pour un moi, comme mes devoirs dans la fraternit�, c'est l� la ph�nom�nologie des droits de l'homme19.

Technique et paganisme

Le 12 avril 1961, Youri Gagarine entrait dans l'histoire comme le premier homme de l'espace. Ce fut pour Levinas l'occasion d'�crire un tr�s beau texte, Heidegger, Gagarine et nous20. Texte qui, par del� le sensationnel de l'actualit� imm�diate, traite non pas des possibilit�s et limites de la technique moderne mais de son sens � l'�chelle de l'histoire humaine. Prise de position nette o� Levinas, indissociablement philosophe de son temps et Juif de toujours, s'attaque sans d�tours ni p�riphrases � Heidegger que par ailleurs il a pu d�signer comme le plus grand philosophe du 20e si�cle :

Je pense � un prestigieux courant de la pens�e moderne, issu d'Allemagne et qui inonde les recoins pa�ens de notre �me occidentale. Je pense � Heidegger et aux heideggeriens. On voudrait que l'homme retrouve le monde. Les hommes auraient perdu le monde. Ils ne conna�traient plus que la mati�re dress�e devant eux, object�e en quelque fa�on � leur libert� ; ils ne conna�traient que des objets.

Que signifie �retrouver � le monde ? Heidegger n'a jamais sugg�r� le retour � une forme primitive d'existence ni m�me une quelconque proposition s'inscrivant dans le concret de la vie sociale. Qu'est-ce que cette retrouvaille ? R�capitulant l'esprit ou la lettre de textes de Heidegger, Levinas le d�crit ainsi :

Retrouver le monde, c'est retrouver une enfance pelotonn�e myst�rieusement dans le Lieu, s'ouvrir � la lumi�re des grands paysages, � la fascination de la nature, au majestueux campement des campagnes ;

[...] c'est sentir l'unit� qu'instaure le pont reliant les berges de la rivi�re et l'architecture des b�timents, la pr�sence de l'arbre, le clair-obscur des for�ts, le myst�re des choses, d'une cruche, des souliers �cul�s d'une paysanne, l'�clat d'une carafe de vin pos�e sur une nappe blanche.

Heidegger, c'est d'abord la n�gation de ce que la pr�sence de l'humain ajoute � la nature.

Tout ce qui, depuis des si�cles, nous apparaissait comme ajout� par l'homme � la nature, luirait d�j� dans la splendeur du monde. L'oeuvre d'art - �clat de l'�tre et non pas invention humaine - fait resplendir cette splendeur ant�-humaine.

Plus encore, le langage, cette merveille qui pour Levinas est pr�sence vivante du visage, manifestation dirig�e par celui qui s'exprime, lieu par excellence du personnel d�chirant la totalit�, est pour Heidegger d�voilement de l'Etre anonyme. Ce n'est plus l'homme qui parle, c'est le langage, maison de l'�tre, qui parle � travers l'homme, lequel n'en est que le gardien, le �berger �21 :

Le mythe se parle dans la nature elle-m�me. [...] Il faut que l'homme puisse �couter et entendre et r�pondre. Mais entendre ce langage et y r�pondre, ne consiste pas � se livrer � des pens�es logiques �rig�es en syst�mes de connaissances, mais � habiter le lieu, � �tre l�. Enracinement.

Enracinement, le mot est prononc�, cat�gorie si importante, toujours si positivement qualifi�e chez Heidegger et r�it�r�e avec tant d'insistance. Par exemple, c�l�brant la terre souabe qui, au 18e et au 19e si�cles a produit �de grands po�tes et de grands penseurs �, Heidegger �nonce :

Johann Peter Hebel a �crit : �Qu'il nous plaise ou non d'en convenir, nous sommes des plantes qui, s'appuyant sur leurs racines, doivent sortir de terre, pour pouvoir fleurir dans l'�ther et y porter des fruits �. L� o� une oeuvre humaine, vraiment vigoureuse et saine, doit se former et se parfaire, c'est � partir des profondeurs du sol natal que l'homme doit pouvoir s'�lever dans l'�ther. �Ether � veut dire ici : [...] le domaine ouvert de l'esprit22.

Nous voici arriv�s � la crois�e des chemins : comment Levinas, h�ritier d'une culture juive mill�naire qui ne doit rien � l'enracinement dans un sol natal, pourrait-il ne pas �tre allergique � de tels �nonc�s ? Et d'un autre c�t�, Heidegger est un g�ant de la pens�e, Levinas le professe �galement. Pour sortir d'une pareille difficult�, il faut identifier la source qui perce � travers Heidegger, source qui lui donne une telle coh�rence, jointe � un tel pouvoir de fascination. Levinas nous donne le diagnostic et tout devient clair :

La voil� donc l'�ternelle s�duction du paganisme, par del� l'infantilisme de l'idol�trie, depuis longtemps surmont�. Le sacr� filtrant � travers le monde, le juda�sme n'est peut-�tre que la n�gation de cela. D�truire les bosquets sacr�s, nous comprenons maintenant la puret� de ce pr�tendu vandalisme. Le myst�re des choses est la source de toute cruaut� � l'�gard des hommes23.

Il faut remarquer la radicalit� du conflit. Enoncer que l'enracinement heideggerien est un paganisme, qu'il est l'image modernis�e des bosquets sacr�s, c'est dire en m�me temps qu'une telle doctrine, aussi prestigieuse soit-elle, doit �tre r�solument rejet�e.

D�s lors la technique est investie d'une signification de principe, au del� de ce qu'elle permet concr�tement. L'exploit de Gagarine incarne directement, sans m�taphore, une signification philosophique, l'affranchissement du �monde heideggerien � et des �superstitions du Lieu �, puisque, tout simplement, dans son vaisseau spatial Gagarine a pu le quitter :

Mais ce qui compte peut-�tre par-dessus tout, c'est d'avoir quitt� le Lieu. Pour une heure, un homme a exist� hors de tout horizon, tout �tait ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout �tait espace g�om�trique. Un homme existait dans l'absolu de l'espace homog�ne24.

La technique nous d�livre des attachements terrestres, des �dieux du lieu et du paysage � dont elle nous a montr� �qu'ils sont des choses, et qu'�tant des choses ils ne sont pas grand-chose �25. Il n'y a donc pas lieu de s'�tonner si Levinas va jusqu'� �noncer un certain parall�lisme entre technique et juda�sme :

Le juda�sme n'a pas sublim� les idoles, il a exig� leur destruction. Comme la technique, il a d�mystifi� l'univers. Il a d�sensorcel� la Nature. Il heurte par son universalit� abstraite imaginations et passions. Mais il a d�couvert l'homme dans la nudit� de son visage26.

Toutefois ce parall�lisme a ses limites. Par sa destruction des dieux pa�ens, �la technique s�cularisatrice s'inscrit parmi les progr�s de l'esprit humain. Mais elle n'en est pas la fin27. � Il nous faut donc pr�ciser ce que jamais la technique ne peut.

Technique et relation interpersonnelle

Dans une le�on talmudique intitul�e Le Pacte28 , Levinas s'interroge sur ce qui constitue la communaut�, en tant que lieu de relations interpersonnelles. Qu'en est-il � cet �gard de l'extraordinaire d�veloppement des moyens d'information ? �Chacun a l'impression d'�tre � la fois en rapport avec l'humanit� tout enti�re mais aussi solitaire et perdu �, nous dit Levinas. Pourquoi donc ce progr�s fulgurant ne brise-t-il pas la solitude ? C'est, nous dit Levinas de fa�on pr�cise, parce que la relation que permet la technique s'accompagne in�vitablement d'un �l�ment d'anonymat :

On s'aper�oit que les progr�s m�mes de la technique, qui mettent tout le monde en relation avec tout le monde, comportent des n�cessit�s qui laissent les hommes dans l'anonymat. Des formes impersonnelles de la relation se substituent aux formes directes29.

Que signifie cette relation interpersonnelle �directe � �voqu�e par Levinas ? On peut penser � la nation ou, mieux encore, � la famille, communaut�s plus limit�es dans lesquelles des proximit�s concr�tes rapprochent leurs membres. Cela ne satisfait pas Levinas :

Le cadre des Etats et des nations est, certes, moins abstrait que celui de la plan�te, mais reste encore trop large, et les liens universels de la loi assurent le c�te � c�te des hommes plut�t que leur face � face. M�me dans la famille, les rapports humains sont moins vivants et moins directs du fait de la multiplicit� des syst�mes o� chacun est pris.

On pourrait encore penser � une soci�t� �troite, une soci�t� marginale �dont les membres se conna�traient les uns les autres �, pourraient �se voir et se fr�quenter �. Mais demande ironiquement Levinas : �Notre socialit� s'accomplira-t-elle dans une soci�t� de dimanche et de loisirs, dans la soci�t� provisoire du club ?�

Il faut viser plus haut, tr�s haut, �au risque de renverser certaines notions qui au sens commun et � la sagesse des nations semblent les plus �videntes. �30

R�unis sur les montagnes de Garizim et de Hebel, les 603550 Isra�lites ont conclu une Alliance autour de la loi r�v�l�e, la Thora annonc�e en soixante-dix langues, une Thora qui �est � tout le monde �, commente Levinas. Est-ce bien �une � Alliance ? Non point, r�pond le Talmud, qui ne ren�cle pas devant une multiplication. Le nombre d'alliances conclues ce jour l� se monte � 603550 x 603550 x 48. Que signifie cette arithm�tique qu'on aurait tort d'assimiler � une fac�tie ? C'est que chacun est non seulement responsable pour lui-m�me, mais est �galement responsable pour chacun et m�me responsable des responsabilit�s de chacun, et cela pour chacune des 48 dimensions de la Loi. Qu'importe si la logique formelle n'y trouve pas son compte : le processus �ne finira jamais, chacun ayant toujours une responsabilit� de plus qu'autrui �31. C'est ainsi, et peut-�tre seulement ainsi, que la �soci�t� est aussi communaut� �. Mais je pr�f�re laisser le dernier mot � Levinas :

A l'infini, derri�re la responsabilit� reconnue � tous pour tous, surgit le fait que je suis encore responsable de cette responsabilit�, dans la soci�t� de la Thora ! C'est un id�al, mais un id�al que suppose l'humanit� de l'humain. Dans l'Alliance pens�e jusqu'au bout, dans une soci�t� qui d�ploie toutes les dimensions de la Loi, la soci�t� est aussi communaut�32.


Footnotes:

1Intervention au Colloque Emmanuel Levinas et l'Europe des id�es limites, Adapes, 12 janvier 2006.

2 A cet �gard, je tiens � remercier vivement Jean-Michel Salanskis pour toutes les lumi�res dont il m'a fait b�n�ficier, soit directement dans des conversations, soit � travers la lecture de son beau livre Heidegger (Les Belles Lettres, 1997), ouvrage qui, fait assez rare, concilie clart� et extr�me acuit� de la r�flexion.

3Noms propres, p. 145, Fata Morgana, 1976.

4Dieu, la mort et le temps (DMT), p. 194, Grasset, 1993, Edition en Livre de poche.

5L'au-del� du verset (ADV), p. 229, Editions de Minuit, 1982.

6ADV, p. 230.

7On prendra donc garde en particulier � ne pas confondre la notion de droit de l'homme r�sultant de l'unicit� de chaque personne et celle de droit � la diff�rence qui implique l'appartenance � tel ou tel ensemble particulier.

8Du sacr� au saint, p. 13, Editions de Minuit, 1977.

9Cf. Autrement qu'�tre ou au-del� de l'essence, p. 199 et suivantes, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974.

10A l'heure des nations, p. 10, Editions de Minuit, 1988.

11C'est moi qui souligne.

12Heidegger a d�velopp� en d�tail sa position dans l'article La question de la technique, traduit dans Essais et conf�rences, Gallimard, 1958.

13GA, 79, 27 cit� avec r�f�rences dans Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie par Emmanuel Faye, p. 490. Certains commentateurs ont pu s'indigner de ces comparaisons et les qualifier de �scandaleuses �, �intol�rables �, �insoutenables � ou autres adjectifs (cf. notamment l'ouvrage par ailleurs digne d'int�r�t de Lacoue-Labarthe, La fiction du politique). Outre qu'il soit rare qu'un adjectif constitue par lui-m�me un argument, c'est faire bon march� des axiomes qui fondent la pens�e de Heidegger et dont il d�ploie jusqu'au bout les cons�quences. D�s lors que l'homme est per�u comme �l�ment de la nature, disons comme un arbre, les �nonc�s de Heidegger t�moignent simplement de la coh�rence de sa pens�e. Or on verra plus loin qu'il en est bien ainsi.

14Hors sujet (HS), p. 177, Fata Morgana, 1987. Noter l'extr�me pr�cision de la formule, avec son ambigu�t� voulue. Levinas rappelle ici un texte talmudique o� cette id�e est clairement formul�e : Grandeur du Saint-b�ni- soit-Il : voici l'homme qui frappe de la monnaie d'un m�me sceau et obtient des pi�ces toutes semblables entre elles ; mais voil� le Roi des rois, le Saint-b�ni-soit-Il, qui frappe tous les hommes par le sceau d'Adam et aucun ne ressemble � l'autre. (Trait� Sanh�drin, 37a).

15Hors sujet (HS), p. 180, Fata Morgana 1987.

16HS, p. 182.

17Totalit� et infini, p. 219, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961.

18HS, p. 185.

19HS, p. 187.

20Information juive, 1961, repris dans Difficile libert� (DL), Albin Michel, 1963, p. 255.

21Cf. entre autres : �En v�rit�, c'est la langue qui parle et non l'homme. L'homme ne parle que dans la mesure o� il correspond � la langue. �, Hebel, page 41, Questions III et IV, Gallimard, Edition de 1976.

22S�r�nit�, ibidem, p. 138.

23DL, p. 258.

24DL, ibidem.

25Dieu, la mort et le temps (DMT), p. 194, Grasset et Fasquelle, Livre de poche, 1993.

26DL, ibidem.

27DMT, ibidem.

28ADV, p. 87.

29ADV, p. 88.

30Phrase surprenante, quasi-proph�tique, �crite par Levinas en 1935, � l'aube de son itin�raire philosophique, dans l'article De l'�vasion, Recherches philosophiques, Volume V, r��dit� par Fata Morgana, 1982.

31ADV, p. 106.

32Ibidem.


File translated from TEX by TTH, version 2.65.
On 24 Apr 2006, 17:25.