1Dans son livre « Daseinsanalyse 1 », Gion Condrau souligne que les traductions de Daseinsanalyse par « Analyse existentielle » en français ou « Existential Analysis » en anglais sont une source de confusion, et tout particulièrement en ce qui concerne l’« Existenzanalyse » de Viktor Frankl qui, d’après lui, a « à peine quelque chose en commun avec la Daseinsanalyse », basée « exclusivement » sur l’œuvre de Martin Heidegger. Que cet auteur se démarque ainsi de l’Existenzanalyse, c’est-à-dire de la logothérapie de Frankl, n’a rien de surprenant, dans la mesure où, s’attachant à la pensée de Heidegger et à sa critique de la métaphysique, il ne peut voir que d’un œil sceptique la tentative qui a été celle de Frankl de construire une thérapie fondée sur la prise en compte de la volonté de sens en référence au Logos sous l’influence de Max Scheler. Paradoxalement, Alfried Längle 2 souligne, dans la biographie qu’il lui a consacré, l’importance qu’eut pour Frankl sa rencontre à Vienne et à Messkirch avec Martin Heidegger, bien qu’il ne se fut pas confronté directement avec l’œuvre de ce dernier, sinon à la marge. Toutefois, malgré le peu d’influence directe de Heidegger sur son œuvre, Frankl a souvent répété dans ses conférences qu’il avait eu seulement deux modèles dans son existence : Freud et Heidegger. Freud à cause de sa fermeté, et malgré l’insistance de toutes ses attaques contre sa théorie – Heidegger à cause de sa conscience, qui ne l’avait pas autorisée à publier un manuscrit inachevé (il s’agit de la deuxième partie de Sein und Zeit), en ne se laissant pas séduire par le succès du premier livre. Il est vrai en tout cas que si les références à Heidegger sont nombreuses chez Frankl, elles paraissent plutôt destinées à illustrer un commentaire ou un propos, plutôt que de servir à étayer véritablement une réflexion : tout au long de ses différents ouvrages, on trouve par exemple la notion de l’homme comme « mitseiendes » 3, à une autre reprise une citation de Heidegger, une allusion au Néant (Nichts) 4, à la Transcendance 5, à « l’être dans le monde » (in-der-Welt-sein) 6 7 au caractère historique du Dasein humain 8, à l’« on » 9, du Dasein dans lequel nous sommes « jeté » (geworfen) 10, de l’homme comme s’anticipant lui-même (vorweg) 11, à Dieu 12, etc.
2De son coté, Heidegger ne semble s’être intéressé que très tardivement à Frankl, alors qu’il s’était lui-même impliqué longtemps auparavant dans la formation des psychiatres et dans la naissance de la Daseinsanalyse au travers du séminaire Zollikon. Il avait pu par là offrir aux psychothérapeutes une introduction aux problèmes de la psychothérapie à la lumière de sa propre pensée philosophique 13. Il n’est pas question de résumer ici, fut-ce succinctement, la richesse de l’approche heideggérienne 14, sinon pour rappeler son insistance sur la liberté, l’importance bien connue de l’être pour la mort (Heidegger voyant dans la mort à la fois la fin de nos possibilités mais en même temps ce qui donne son sens à la vie), ainsi que le développement des question du sens de l’être, de la définition du Dasein, et de l’existence.
3Par beaucoup d’aspects, l’approche de Frankl rejoint celle de Heidegger. Tous deux soulignent l’importance de la liberté, du rôle du temps, de l’orientation vers le futur, d’une certaine critique de l’inconscient. Frankl comme Heidegger partagent le refus d’une définition purement biologique de l’homme. Comme Heidegger, Frankl insiste sur le risque lié à l’incertitude qui est le risque du Dasein, dans sa contingence et sa facticité d’être-au-monde. Pour Frankl comme pour Heidegger, c’est le courage qui nous rend capables de faire face à l’angoisse, et en particulier à cette angoisse liée à notre situation d’être-pour-la-mort, qui est le mystère et le défi ultime. Pour expliquer la nature du Dasein, Heidegger se centre sur la conscience et sur le sens de la mort, et Frankl semble suivre un schéma identique en soulignant la place de la conscience et la signification de la triade tragique (douleur, souffrance et mort). Mais si l’Existenzanalyse de Frankl et l’ontologie fondamentale de Heidegger parviennent à des résultats comparables, c’est à partir de positions différentes : car la question centrale de l’œuvre célèbre de Heidegger Être et temps (1927) tourne autour du sens de l’être, alors que dans la logothérapie il en va du sens de la vie elle-même, même si, comme le montrent dans deux travaux récents Oliver Jarhaus 15 et Jean Grondin 16, la réflexion sur le sens de l’être chez Heidegger n’est pas sans lien avec la question du sens de la vie. Mais à côté de ces points de convergence, il y a aussi d’incontestables et importantes divergences. Ces divergences tiennent en effet à ce que la question du sens est posée chez les deux auteurs de manière radicalement différente : alors que Heidegger dénoue les liens entre sens et Logos s’éloignant de plus en plus de Scheler et de Husserl (en débouchant sur une déconstruction de plus en plus affirmée de la métaphysique), dans un mouvement inverse Frankl s’appuie sur Scheler (et plus indirectement sur Husserl) pour construire sa logothérapie, le Logos étant compris par Frankl comme sens, valeur et esprit, à l’opposé bien entendu de l’acception nouvelle que Heidegger va donner au terme Logos comme nous allons tenter de le montrer maintenant.
4En effet, Denise Souche-Dagues, partant d’une analyse du texte de l’Introduction à la métaphysique, montre comment Heidegger choisit de traiter le mot Logos dans la perspective ouverte par Héraclite, c’est-à-dire le Logos comme signifiant « recueillement », « recollection », et d’abandonner le concept chrétien de Logos « tel qu’il fonctionne dans le nouveau testament, notamment dans l’Évangile de Jean, où il signifie un étant particulier, le Fils de Dieu ». Il veut rompre avec la tradition chrétienne au profit d’une autre, et dont Héraclite est le garant à ses yeux, estimée plus originaire. Heidegger veut décrire l’avancée de la parole à l’écart des concepts de la théologie métaphysique et de la théologie dogmatique et dire adieu au logos judéo-chrétien de la technicisation et de l’exactitude. Dans Unterwegs zur Sprache (Acheminement vers la parole), Heidegger, à l’assimilation de logos et de Vernunft, préfère englober Logos dans Tao, et penser ce dernier comme chemin 17. Le choix de Heidegger se fait en faveur d’un logos non-judéo-chrétien, tel qu’y invite le texte de l’Introduction à la métaphysique, où le Logos héraclitéen est opposé au Logos chrétien. Il met en avant le lien entre le technicisme et la pensée chrétienne, et voit dans le désastre de la guerre le désastre d’une religion fondée sur le geste créateur, et par là sur « une visée de l’étant calculante et pragmatique, résultant elle-même de la traduction de logos en ratio » 18. C’est au niveau de la traduction considérée comme décadente de logos en ratio (concept) que Heidegger place la naissance de l’« onto-théologie » en laquelle Dieu est chargé de fonder l’étant en totalité, « ce qui engendre une sorte de contre-choc entre la théologie et la métaphysique ». Le logos comme ratio est le fond qui fonde en raison, et suscite une métaphysique qui est une onto-théologie. La tâche de la pensée, pour Heidegger, est bien de repenser l’unité perdue du logos grec. Mais le modèle judéo-chrétien est jugé inadéquat car il ne s’inscrit pas dans la tradition de la Grèce. Ayant distingué dès sa Conférence de 1927 la distinction de la pensée et de la foi, ayant réaffirmé dans Introduction à la métaphysique, qu’une « philosophie chrétienne est un cercle carré et un malentendu » 19, il soutient que la tâche d’une philosophie de la religion « en l’occurrence d’une pensée du Logos chrétien, lui était étrangère par principe » 20. Plus encore, Heidegger rejette l’assimilation du Logos au verbe qui débouche sur un humanisme spiritualiste : « Car en tant que proféré, le Verbe est distingué de l’être, et l’onto-théologie peut se développer en un humanisme spiritualiste ». Or, il faut développer :
une pensée de l’être qui soit libérée de tout soupçon de spiritualisme, car c’est dans le Logos chrétien que s’enracine dans son unité la double tradition métaphysique de l’absolu de l’homme et de l’absolu de l’esprit 21.
5Le désintérêt de Heidegger pour une pensée de la religion a pour conséquence qu’il est amené à considérer l’idéalisme allemand, et notamment l’hégélianisme, comme le dernier avatar de l’onto-théologie, et à de traiter le logos en l’absence d’une philosophie de l’esprit. Même si, insiste Denise Souche-Dagues, Derrida a posé la question de savoir s’il n’y aurait pas chez Heidegger « au moins la trace d’une thématique de l’esprit », tout en sachant que « l’aimantation » par l’Esprit qu’il cherche à démontrer se combine à un évitement incessant : « après avoir préféré geistig à geistlich (ce dernier terme étant trop marqué de spiritualité chrétienne), Heidegger biffe finalement geistig lui-même » 22. Dès lors, lorsque Heidegger se rallie à une Alliance du divin (du Tout-Autre) et de l’homme, s’il est vrai qu’il tente d’aller « au-delà du christianisme », ce n’est pas pour renouer avec la tradition de l’Ancien Testament. Attendant un « nouveau commencement », un « nouveau dieu », Heidegger se détourne délibérément de l’héritage judéo-chrétien.
6Ce bref aperçu du Logos chez Heidegger montre bien toute la distance qui le sépare de Frankl, et qu’en contraste vis-à-vis de Heidegger, « Frankl retourne au Logos comme principe de contrôle de l’univers » 23. Frankl, tout à l’opposé de Heidegger, n’a de cesse d’insister sur le monde du sens et des valeurs compris comme Logos, le Logos étant pour Frankl « le corrélât objectif du phénomène subjectif appelé existence humaine. L’homme est libre d’être responsable, et il est responsable pour la réalisation du sens de sa vie, du logos de son existence » 24. Il reprend par là la conception classique et traditionnelle du logos, c’est-à-dire de l’onto-théologie, le logos est la source primordiale, le fond et la voie de l’être. La distance radicale entre le Logos de Frankl et celui de Heidegger apparaît bien dans cette citation de l’Introduction à la métaphysique : « Logos ne veut dire ici ni sens, ni parole, ni doctrine (encore moins sens d’une doctrine) mais : la recollection perdominant constamment en elle-même et rassemblant originairement » 25. Et plus encore, après être un instant revenu sur la question du logos, Heidegger, dans la Lettre sur l’humanisme, ruine toutes les prétentions à une quelconque objectivité des valeurs : certes, il précise bien que la pensée qui s’oppose aux valeurs (c’est-à-dire celle qu’il déploie) « ne prétend pas que tout ce qu’on déclare “valeurs” – la “culture”, l’“art”, la “science”, la “dignité humaine”, “le monde” et “Dieu” – soient sans valeur ». Mais Heidegger insiste plus loin sur le fait que toute valorisation est une subjectivation. « Elle ne laisse pas l’étant : être, mais le fait uniquement, comme objet de son faire-valoir et “Proclamer ‘Dieu’ ‘la plus haute valeur’, c’est dégrader l’essence de Dieu. La pensée sur le mode des valeurs est, ici comme ailleurs, le plus grand blasphème qui se puisse penser contre l’Être ». D’où la conclusion de Heidegger que « l’étrange application à prouver l’objectivité des valeurs ne sait pas ce qu’elle fait ». On voit mal affirmation plus éloignée de la position de Frankl qui s’appuie précisément sur une position soulignant l’objectivité des valeurs à partir du réalisme axiologique de Max Scheler.
7Ce qui nous différencie toutefois de l’époque de Frankl est le fait qu’il est devenu impossible de faire comme s’il n’y avait pas un avant et un après Heidegger. Il n’y a pas de retour « avant » Heidegger possible, car il y a une dimension historiale dans l’anti-fondationnalisme heideggérien, quand bien même l’on ne partagerait pas sans nuance sa critique de la métaphysique. Comme l’écrit George Steiner, les questions que pose Heidegger à propos de la nature et du sens de l’existence sont « capitales et contraignantes », et quand bien même son projet de « délivrer le langage de propositions métaphysiques » serait avorté, « il reste fascinant et d’une extrême importance ». Gianni Vattimo montre dans Après la chrétienté, que la reprise par Heidegger de la proclamation de Nietzsche : « Dieu est mort » n’est pas au premier chef, une profession d’athéisme, comme s’il disait : Dieu n’existe pas. La proposition Dieu est mort signifie en réalité que l’existence d’un Dieu-Fondement ultime, « c’est-à-dire la métaphysique absolue du réel », ne peut plus être soutenue. L’hypothèse extrême d’un être suprême, fondement et fin ultime du devenir du monde est devenue « inutile et obsolète ». Ce que Heidegger appelle métaphysique et qu’il veut « dépasser » « consiste en un ordre objectif du monde que la pensée devrait reconnaître pour s’y adapter tant dans ses descriptions de la réalité que dans ses choix moraux 26 ». L’un des acquis d’une grande partie de la philosophie du xxe siècle, et plus particulièrement à la suite de Heidegger, est donc qu’il n’est plus possible de penser l’être comme fondement, à partir d’un objectivisme qui ouvre la voie à la société totalitaire « et, au bout du compte, à Auschwitz ou au Goulag ». Le monde dans lequel nous vivons devient effectivement pluraliste et « ne se laisse plus interpréter par une pensée qui veut à tout prix l’unifier au non d’une vérité ultime 27 ». L’effort heideggérien de dépasser la métaphysique (l’oubli de l’être au profit de l’étant) reflète à la fois « l’impossibilité de penser l’existence humaine à l’aide des concepts hérités de la tradition » et « la révolte pratique contre l’organisation totale », dans une époque où désormais tous les méta-récits (Lyotard) « qui prétendaient refléter la structure objective de l’être, sont tombés dans le discrédit 28 ». La dissolution de la métaphysique ne signifie pas autre chose que « le discrédit de toute doctrine qui prétendrait avoir une valeur absolue et définitive comme description véridique des structures de l’être 29 ».
8Il y a donc passage à partir de Heidegger, « de la croyance en l’objectivité de la connaissance à la conscience du caractère herméneutique de toute vérité 30». À la suite de Vattimo, il faut donc comprendre la pensée de Heidegger comme une pensée libératrice, qui nous libère du carcan des dogmatismes de la pensée métaphysique traditionnelle.
9Mais les choses ne sont peut-être pas aussi simple, et Hans Jonas a le mérite de nuancer l’optimisme de Vattimo en soulignant le fait que cette libération du dogmatisme de la pensée métaphysique peut aussi déboucher à force de relativisme sur une forme de nihilisme et un vide éthique.
10En effet, pour Hans Jonas 31, la remise en question du Logos par Heidegger n’est évidemment pas sans conséquence : à la fois raison et langage, le logos classique était la base permettant de prendre position, de réagir et éventuellement de résister à ce qui était a-logique ou illogique. Ce logos faisant défaut, l’homme et le monde se délient et s’indiffèrent. Dès lors la prise de position de Heidegger n’est qu’un « nihilisme cosmique », un « acosmisme anthropologique », qui ouvre la porte à une vanité de la liberté « qui, faute de lieu propre où s’exercer, devient indifférente et doit se résoudre ex nihilo 32 ». Nathalie Frogneux met en avant le fait que dans l’optique de Jonas « la résolution heideggérienne fera désormais pendant à l’ambiguïté intrinsèque des actes, qui ne se justifient pas d’eux-mêmes ou par leurs conséquences 33 ». Loin de voir dans la mort de Dieu une forme de libération, cette mort de Dieu ouvre tout simplement pour Jonas la porte au nihilisme. Car, souligne-t-il, en reprenant la déclaration nietzschéenne de la mort de Dieu, Heidegger y voit non seulement la dévaluation des valeurs les plus hautes et du monde suprasensible qui les garantissait, mais aussi la perte de toute valeur objective et de toute obligation corrélative. Sans aucun support objectif, les valeurs refluent vers le sujet qui les produit. La traduction de cela sont la volonté de vouloir de Nietzsche, la « décision authentique » de Sartre, et l’authenticité et la résolution chez Heidegger. « Dès lors, l’objet de la décision, ce à quoi ou contre quoi il faudrait se résoudre, importe bien moins que le fait qu’il y ait résolution 34». La conséquence de cela est une « dévaluation de l’agir humain ». L’absence de nature ou d’essence entraîne l’absence de norme et dès lors l’exercice totalement arbitraire de la liberté 35. Telle est pour Jonas, la faiblesse ultime de cette pensée qui ne laisse aucune prise pour s’insurger face à « l’être-qui-va-son-train d’époque en époque ». C’est à ce niveau que pour Jonas les engagements politiques de Heidegger demeurent d’une importance philosophique essentielle, car c’est là qu’ils trouveraient leur origine, la pensée de Heidegger ne fournissant aucune norme « qui permît de décider de la réponse à apporter à des appels de ce genre – nulle norme, sinon la profondeur, la résolution et la pure force de l’être qui lance l’appel 36». En conséquence, la pensée de Heidegger conduirait une sorte de vide éthique comportant le risque des pires compromissions. C’est à ce niveau que l’engagement de Heidegger en faveur du national-socialisme n’est pas sans poser question. En ce sens, la défense par Frankl d’un ordre objectif des valeurs est salutaire. Salutaire, mais avec la nuance suivante qu’à nos yeux Frankl, de par son lien avec Max Scheler reste dans une pensée du fondement que n’implique peut-être pas inéluctablement la défense d’une objectivité des valeurs, comme le sociologue Raymond Boudon le met bien en évidence.
11S’inspirant pour partie de Scheler, Raymond Boudon a cherché à défendre l’idée d’une objectivité des valeurs, en cherchant une voie médiane entre l’affirmation d’un ciel des valeurs « platonicien » et le relativisme des valeurs post-moderniste. Il ouvre la voie à une réflexion concernant les valeurs qui ne s’inscrit plus dans le langage de la métaphysique (les valeurs ne sont pas liées à des croyances « «dogmatiques ») mais ne renvoie pas non plus à vision purement subjective des valeurs. Il existe bel et bien pour Raymond Boudon un aspect transsubjectif des valeurs qui sont fondées sur des raisons valides, et ne renvoient pas à une sorte d’arbitraire sur fond de « polythéisme des valeurs » cher à Max Weber, lequel, à la suite de Tocqueville, estimait que l’affaissement des « croyances dogmatiques » paraissait priver les valeurs de fondement, faisant ainsi écho à la phrase de Dostoïevski pour qui : « si Dieu n’existe pas, tout est permis ». L’argument décisif aux yeux de R. Boudon, est que « les jugements de valeur sont, sauf preuve du contraire, fondés sur des rasons solides 37 ». Certitudes axiologiques et certitudes positives sont de même nature. Il retient de Scheler l’idée d’une validité transsubjective des valeurs, en reprenant l’exemple d’un monde où tous les observateurs auraient la jaunisse : même dans ce cas « les arbres resteraient verts 38», et en dépit de leur consensus, leur perception des couleurs serait fausse. Il en résulte que l’évanouissement de la croyance à la transcendance ne conduit pas inévitablement à l’anarchie polythéiste des valeurs 39. Les convictions axiologiques tendent à s’appuyer sur des argumentations aussi solides que possible, et sans qu’il faille recourir à un fondement, une « croyance dogmatique ». Boudon (et en ce sens il se rapproche de Frankl), est donc totalement à l’opposé de l’existentialisme sartrien pour lequel l’individu choisit ses valeurs « dans une sorte d’inspiration inexplicable qualifiée par Sartre “d’absurde” ». Il s’oppose à cette idée post-moderne, comme quoi les valeurs seraient des illusions, et en particulier à l’affirmation de Rorty pour qui « les sentiments d’horreur que nous inspire Auschwitz seraient le produit d’un conditionnement historique » 40. Ceci ne veut pas dire, insiste Raymond Boudon, qu’il faille traiter les valeurs comme « des données inscrites dans le ciel des Idées », ni affirmer que les valeurs – le beau, le vrai, le bien – sont éternelles dans leur forme et leur contenu, mais que si bien des jugements de valeur sont-ils variables dans le temps et dans l’espace, d’autres sont invariants. Et il rappelle, à titre d’exemple, que « l’imposture n’est jamais considérée comme une valeur positive » 41.
12Quelles que puissent être les limites de son analyse, cet auteur contribue à montrer les limites du relativisme dans lequel paraît succomber toute une partie de la pensée post-moderne, même si les besoins de son argumentation l’amène parfois à donner une vision par trop simplifiée du post-modernisme et de la déconstruction, sans jamais toutefois tomber dans la caricature d’un Sokal.
13La comparaison entre le psychiatre philosophe que fut Viktor Frankl et le philosophe tourné vers la psychothérapie au point de contribuer à fonder la Daseinsanalyse que fut Heidegger nous a semblé pertinente. Car, en effet, au-delà de leurs différences, les deux approchent dont ils sont à l’origine (Existenzanalyse d’une part, et Daseinsanalyse d’autre part) débouchent sur des points de rapprochements manifestes dans leur refus des réductionnismes. Il est donc possible d’en faire une lecture croisée, chacune d’entre elles apparaissant comme les deux foyers d’une ellipse. En effet, par sa déconstruction du Logos, Heidegger ouvre un espace de liberté en renonçant à l’idée d’une pensée du fondement. Mais dans le même temps, anticipant en cela la critique de Jonas, Frankl nous invite à prendre conscience du risque de nihilisme et de vide éthique sur lequel peut déboucher cette déconstruction du Logos. Il nous semble que c’est bien dans cette tension qu’il faut se maintenir, ouvrant ainsi la voie à une articulation possible entre Daseinsanalyse et Existenzanalyse, et sans voir dans la logothérapie de Frankl une approche simplement conservatrice et métaphysique de la psychothérapie.