Réception et non-réception de Heidegger en France
Résumés
La pensée de Heidegger a été considérée comme ayant bénéficié en France d’une « exceptionnelle » réception. Il s’agit cependant de montrer les limites de cette réception chez les philosophes français appartenant de manière plus ou moins stricte au « mouvement phénoménologique ». Il est ainsi possible de montrer que Sartre a manqué le véritable sens de la pensée heideggérienne de l’être du fait qu’il est demeuré prisonnier de la philosophie cartésienne de la conscience. Il en va de même pour Levinas, qui, après les premiers admirables commentaires qu’il a consacrés à la pensée de Heidegger, opte pour une métaphysique classique de la transcendance opposée à l’analytique de la finitude heideggérienne. Derrida, quant à lui, demeure dans une constante ambivalence à l’égard de Heidegger, ce qui explique le radical malentendu entre eux au sujet de la notion de présence. Il ressort de tout cela que c’est paradoxalement chez le dernier Merleau-Ponty et dans l’ontologie qu’il développe dans Le visible et l’invisible que l’on peut trouver une véritable réception de la pensée de Heidegger.
Texte intégral
Die grossen Philosophien sind ragende Berge, unbestiegen und unbesteigbar. Aber sie gewähren dem Land sein Höchstes und weisen in sein Urgestein. Sie stehen als Richtpunkt und bilden je den Blickkreis; sie ertragen Sicht und Verhüllung. Wann sind solche Berge das, was sie sind? Dann gewiss nicht, wenn wir vermeintlich sie bestiegen und beklettert haben. Nur dann, wenn sie uns und dem Lande wahrhaft stehen. Aber wie wenige vermögen dieses, in der Ruhe des Gebirges das lebendigste Ragen erstehen zu lassen und im Umkreis dieser Überragung zu stehen. Die echte denkerische Auseinandersetzung muss dies allein anstreben.
Heidegger, Beiträge zur Philosophie, § 93
- 1 Cf. Martin Heidegger, Parmenides (cours du semestre d’hiver 1942-43) GA (=Gesamtausgabe) 54, Franc (...)
- 2 Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, traduction française W. Brokmeier, Paris, Gall (...)
- 3 Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, p. 21.
- 4 Martin Heidegger interrogé par « Der Spiegel », Réponses et Questions sur l’histoire et la politiq (...)
1Que l’histoire de la pensée soit celle de ses transmissions et de ses traductions possibles, nul n’en doutera, qui considère l’extraordinaire entrecroisement de traditions différentes dont est tissée – pour ne considérer qu’elle – l’histoire de l’Occident. Mais comment s’effectue donc un tel transfert entre des univers de pensée différents ? Heidegger est le premier, semble-t-il, qui se soit sérieusement interrogé sur le transfert qui est à l’origine même de la tradition occidentale, à savoir cette fameuse traduction du grec en latin dans laquelle il voit en 1942 « l’événement proprement dit de l’histoire »1. Déjà en 1936, dans « L’origine de l’œuvre d’art », il met l’accent sur le caractère particulier de cette traduction en soulignant qu’elle consiste en « un transfert de l’expérience grecque en un autre univers de pensée » car « la pensée romaine reprend les mots grecs, sans l’appréhension originale qui correspond à ce qu’ils disent, sans la parole grecque »2. Et il ajoute : « C’est avec cette traduction que s’ouvre, sous la pensée occidentale, le vide qui la prive désormais de tout fondement ». La terminologie philosophique romaine n’est en effet pas issue de la langue latine elle-même, mais provient au contraire d’une transposition des mots grecs en termes latins. Or reprendre les mots (Wörter) de la langue grecque sans les paroles (Worte) grecques, ce qui est le propre de la traduction dite « littérale », implique que l’expérience même qui fut à l’origine de ces paroles demeure méconnue. On a donc bien affaire là à une transmission qui, comme le disait Heidegger dans Sein und Zeit, loin de rendre accessible ce qu’elle transmet, contribue au contraire à le recouvrir et barre l’accès aux sources originelles où ont été puisés les concepts traditionnels de la philosophie3. Le processus de déracinement (Entwurzelung) par rapport à son origine, de fermeture et d’aliénation qui constitue le mouvement de fond de la tradition occidentale débute donc par la traduction de la terminologie philosophique du grec en latin. Heidegger ne variera pas sur ce point : en 1966, dans l’interview du Spiegel, il répond au malaise exprimé par son interlocuteur devant l’idée d’une impossibilité de la traduction littérale : « On ferait bien de prendre ce malaise au sérieux sur une vaste échelle et de réfléchir enfin à toutes les conséquences de la transformation qu’a subie la pensée grecque quand elle a été traduite dans le latin de Rome, un événement qui aujourd’hui encore nous interdit l’accès dont nous aurions besoin pour penser fidèlement les mots de la pensée grecque4. »
2La véritable « réception » d’une pensée étrangère ne se réduit donc pas à un simple transfert terminologique, il faut au contraire pour cela que l’expérience-source dont elle provient soit comprise, ce qui implique qu’on ne cherche pas d’emblée à la réfuter ou à la dépasser. Comme le souligne bien Heidegger, une grande philosophie est semblable à un haut sommet qu’il s’agit moins de conquérir que de « laisser être » afin, à partir de là, d’engager avec elle une véritable « explication ». Au lieu donc de s’en emparer précipitamment pour la plier à des fins qui lui sont étrangères, il s’agit plutôt d’accepter de lui faire face et ainsi de la laisser être en ce qu’elle a de spécifique et de foncièrement étranger. Recevoir exige en effet de se rendre libre pour l’accueil de ce don qui nous vient de l’autre, ce qui veut toujours dire accepter de se laisser mettre en question par lui, sans chercher à le soumettre d’emblée à nos propres visées.
- 5 Martin Heidegger, Denkerfahrungen, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983, p. 16 (traduction fra (...)
- 6 Ibid., p. 21 (trad. fr. modifiée p. 163).
3Il devrait donc en aller de même en ce qui concerne la réception de la pensée allemande en général, et heideggérienne en particulier, dans l’univers de pensée français. Dans un texte datant de 1937 intitulé « Wege zur Aussprache », Heidegger envisage précisément la manière dont le dialogue philosophique franco-allemand devrait s’accomplir, à savoir dans le cadre d’une compréhension mutuelle qui exige, souligne-t-il d’emblée, « le courage éminent qui permet de reconnaître à partir d’une nécessité qui dépasse l’un et l’autre ce qui est le propre, à chaque fois, chez l’autre »5. Et dans la suite du texte, il explique que si d’un côté le questionnement fondamental sur la nature implique une explication, telle que l’a menée Leibniz, avec le commencement de la philosophie française moderne, à savoir le cartésianisme, de l’autre côté un savoir métaphysique de l’essence de l’histoire a été inauguré par les penseurs de l’époque de l’idéalisme allemand que les philosophes français d’aujourd’hui, s’apercevant de la nécessité de « se libérer du cadre de la philosophie cartésienne », s’efforcent de comprendre. Il s’agit ainsi, poursuit Heidegger, d’ouvrir l’espace d’un voisinage entre les deux peuples, ce qui requiert à la fois « la volonté persévérante de s’écouter l’un l’autre et le courage retenu d’obéir à sa propre détermination6 ». Rester soi-même tout en étant ouvert à l’autre : tel est donc ce qui est requis pour qu’une véritable « réception » ait lieu et permette ainsi à deux traditions de pensée pourtant fort étrangères l’une à l’autre d’entrer en dialogue. On a en effet d’un côté, une tradition, le cartésianisme, qui inaugure la métaphysique de la subjectivité caractérisant les modernes, alliée à un scientisme et à un positivisme donnant un privilège exclusif à l’ontique, de l’autre le sommet spéculatif de l’idéalisme allemand ouvrant la voie aussi bien au « transcendantalisme » husserlien qu’à l’« ontologisme » heideggérien.
- 7 Maurice Merleau-Ponty, Parcours 1935-1951, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 67.
- 8 Ibid., p. 66.
- 9 Maurice Merleau-Ponty, « La Philosophie de l’existence », conférence de 1959, in Parcours Deux 195 (...)
- 10 Ibid., p. 257.
4Que des penseurs français se soient ouverts non seulement à l’idéalisme allemand, mais aussi à la phénoménologie husserlienne et heideggérienne, on en a la preuve avec ce qui s’est nommé, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’« existentialisme » français. Maurice Merleau-Ponty, dans un entretien publié en 1946, époque où il co-dirigeait déjà avec Sartre Les Temps modernes, revue fondée en 1944, expliquait que ces philosophes allemands que sont Husserl et Heidegger apportent aux penseurs de sa génération justement ce qu’ils cherchaient, à savoir « une philosophie élargie » et « une analyse sans préjugés des phénomènes, c’est-à-dire du milieu dans lequel se déroule notre vie concrète »7. Évoquant la figure de Léon Brunschvicg, le philosophe français alors dominant, représentant du néo-kantisme, il soulignait que ce dernier « ne cherchait pas à explorer le monde concret qui reste en marge de la science », alors que ce à quoi Husserl et Heidegger nous invitent au contraire c’est à « retrouver ce lien avec le monde qui précède la pensée proprement dite »8. Il s’agissait donc bien, pour Sartre comme pour Merleau-Ponty, de trouver dans cette « philosophie de l’existence »9 qui leur venait d’Allemagne, à travers Husserl et Heidegger, le moyen de sortir de l’étroitesse d’une philosophie réflexive d’inspiration cartésienne et de penser la situation concrète de l’homme dans le monde et dans l’histoire. Merleau-Ponty reconnaît d’ailleurs volontiers qu’à cet égard, c’est Sartre qui, à son retour de Berlin en 1934, a joué le rôle de médiateur entre la France et l’Allemagne10. On sait certes, qu’Emmanuel Lévinas, qui fut le traducteur, en 1930, d’une première version des Méditations cartésiennes de Husserl, peut être considéré comme le véritable introducteur de la phénoménologie en France, mais c’est néanmoins Sartre, avec la publication en 1943 de L’Être et le néant, qui a contribué à faire connaître à un large public non seulement la pensée de Husserl, mais aussi et surtout celle de Heidegger. C’est donc d’abord vers lui qu’il faut se tourner d’abord lorsqu’on parle de la « réception » française de la pensée heideggérienne.
5Sartre est-il parvenu à véritablement s’ouvrir à la problématique heideggérienne et ainsi à « se libérer du cadre de la philosophie cartésienne » dans laquelle il a été formé ? C’est là la question. On sait que la philosophie moderne depuis Descartes comprend l’être de l’homme comme « conscience » ou « sujet ». Or Sartre se place dans cette même perspective, alors que Heidegger a décisivement rompu avec elle. Ce qui constitue donc l’enjeu fondamental de cette première « réception » de la pensée de Heidegger, c’est la confrontation de l’analytique heideggérienne du Dasein à la philosophie de la conscience sartrienne. Sartre développe en effet en 1943 dans L’Être et le néant une philosophie de la conscience, alors même qu’il n’ignore pas que Heidegger s’est précisément donné pour tâche l’abandon de la notion de conscience au profit de celle d’existence. L’Être et le néant n’en est pas moins profondément marqué par l’influence heideggérienne, jusque dans le choix du vocabulaire, au point même que l’on pourrait le considérer comme une discussion de Être et Temps.
- 11 M. Heidegger, Sein…, p. 46.
- 12 Ibid, p. 7.
- 13 Ibid., p. 13.
6C’est donc la structure interne de la conscience que Sartre nomme « pour-soi », par opposition à l’« en-soi » qui désigne l’être de la chose. De même par le terme de Dasein, Heidegger veut désigner ce qui constitue la spécificité de l’homme. Il ne s’agit pas là pour Heidegger d’un simple changement terminologique, mais de la nécessité, pour repenser à neuf l’être de l’homme, d’éviter de recourir à des appellations anciennes11. Car ce qui importe pour lui, c’est de détacher sa problématique purement ontologique de toute référence à ces domaines de recherches déterminées que sont l’anthropologie, la psychologie ou la biologie. Sartre semble s’engager lui aussi dans une recherche ontologique semblable dans L’Être et le néant, comme l’indique son sous-titre : « Essai d’Ontologie phénoménologique ». Il semble pourtant plutôt que son véritable objectif soit l’élucidation de l’être de l’homme, alors que pour Heidegger, il est clair que l’élucidation de l’être de l’homme n’est entreprise qu’en vue de l’éclaircissement de l’être en tant que tel (Sein überhaupt)12. C’est parce que tout questionnement à propos de l’être se fonde sur l’explication du Dasein que l’analyse existentiale ou analytique du Dasein est dite « ontologie fondamentale ». Le Dasein est en effet essentiellement défini, dans sa différence avec les autres étants, par le fait qu’il peut comprendre l’être : « La compréhension de l’être est elle-même une déterminité d’être du Dasein » déclare Heidegger13. C’est donc en son être même que le Dasein a rapport à cet être, et c’est ce rapport interne à son propre être que Heidegger nomme « Existenz », en rompant décisivement par là avec le sens ordinaire de ce terme qui, mis en opposition avec l’essence, nomme l’être-là d’une chose, le fait qu’elle existe ou sa factualité. Ce qui caractérise au contraire l’existence du Dasein, c’est précisément qu’il n’est pas là comme une chose, mais qu’il se rapporte à son être.
- 14 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, p. 29.
- 15 M. Heidegger, Sein…, p. 12.
- 16 J.-P. Sartre, op. cit., p. 113.
- 17 Ibid., p. 114.
- 18 Ibid., p. 118.
- 19 Ibid.
7Or un être capable de se rapporter à son propre être ne peut être pour Sartre que la conscience elle-même. Pour décrire celle-ci, il emprunte en effet, en la transformant, une des définitions que Heidegger a données du Dasein : « La conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui »14. Dans la première partie de cette définition on trouve un écho de l’affirmation de Heidegger selon laquelle pour le Dasein « il y va en son être de cet être même »15, dans la seconde, l’indication de la structure intentionnelle de la conscience que Sartre reprend de Husserl, qui implique le rapport de la conscience à un monde en dehors de la conscience. L’être en-soi des choses a donc un mode d’être radicalement différent de celui de la conscience. La conscience n’existe qu’en rapport à une chose extérieure à elle, elle ne peut donc exister comme simple coïncidence avec soi, elle n’est pas ce qu’elle est et elle est ce qu’elle n’est pas, formule qui désigne le mode d’être du pour-soi. Cette non-coïncidence avec soi de la conscience permet de comprendre comment elle peut être à la fois conscience d’un objet et conscience de soi. La notion de « soi » est pour Sartre le symbole de cette manière d’être sa propre non-coïncidence, de cette « présence à soi » qu’est la conscience : « La présence de l’être à soi implique un décollement de l’être par rapport à soi »16, précise-t-il. Ce qui sépare ainsi la conscience d’elle-même n’est pourtant rien : « L’être de la conscience, en tant que conscience, c’est d’exister à distance de soi comme présence à soi et cette distance nulle que l’être porte dans son être, c’est le Néant »17. C’est ce Néant qui est le fondement de toute conscience. Il n’y a donc pas, pour Sartre, d’autre explication de la conscience que celle qui consiste à dire qu’elle est un fait absolu qui arrive à l’être. Le pour-soi nie son propre être en se séparant de soi par un néant et sans ce pouvoir néantissant, il ne serait qu’en-soi. Le pour-soi est ainsi à lui-même son propre fondement : « L’en-soi ne peut rien fonder ; s’il se fonde lui-même, c’est en se donnant la modification du pour-soi. Il est fondement de lui-même en tant qu’il n’est déjà plus en-soi ; et nous rencontrons ici l’origine de tout fondement18. » Le surgissement du pour-soi au sein de l’en-soi est un « événement absolu », car il n’y a rien qui puisse être cause du pour-soi sinon le pour-soi lui-même : « La conscience est son propre fondement mais il reste contingent qu’il y ait une conscience plutôt que du pur et simple en-soi à l’infini19. » Cette contingence, c’est la « facticité » du pour-soi.
- 20 Ibid, pp. 109-110.
- 21 Ibid., p. 121.
8On peut à partir de là comprendre pourquoi pour Sartre la conscience est une notion indépassable et incontournable : concevoir la réalité humaine sur le mode du pour-soi est la seule manière de ne pas l’identifier à une simple chose. C’est la raison pour laquelle Sartre reproche à Heidegger d’éviter le recours à la notion de conscience. Au début de la deuxième partie de L’Être et le néant, Sartre explique que le fait que Heidegger ne passe pas par le cogito dans son analytique existentielle « fait que le Dasein ne pourra jamais reconquérir cette dimension », ce qui implique que la compréhension de soi dont Heidegger dote le Dasein demeure incompréhensible : « Que serait une compréhension qui, en soi-même, ne serait pas conscience (d’) être compréhension ? Ce caractère ek-statique de la réalité-humaine retombe dans un en-soi chosiste et aveugle s’il ne surgit de la conscience d’ek-stase20. » Et quelques pages plus loin, il revient à la charge : « On ne peut pas supprimer d’abord la dimension “conscience”, fût-ce pour la rétablir ensuite. La compréhension n’a de sens que si elle est conscience de compréhension. Ma possibilité ne peut exister comme ma possibilité que si c’est ma conscience qui s’échappe à soi vers elle. Sinon tout le système de l’être et de ses possibilités tombera dans l’inconscient, c’est-à-dire dans l’en-soi21. »
- 22 Ibid., pp. 37-38.
9Il semble qu’il y ait en fait là un malentendu. Heidegger est guidé, comme Sartre, par le souci de distinguer radicalement l’être de l’homme de l’être de la chose, de ce qu’il nomme Vorhandenheit, pure présence donnée. Le fait de déterminer le Dasein comme être pour lequel « il y va dans son être de cet être », loin d’exclure la conscience, l’implique au contraire. Simplement, Heidegger ne part pas de la conscience, notion traditionnelle à éviter, par souci de ne pas concevoir l’homme comme un sujet séparé, une entité autonome. C’est la raison pour laquelle Heidegger détermine l’être de l’homme comme un être dans le monde (In der Welt-sein). Cette expression ne désigne pas une pure relation spatiale d’inhérence, ni le fait contingent d’être au monde, mais le mode d’être fondamental de l’homme. Or il ne semble pas que l’on trouve la même définition chez Sartre de l’être dans le monde, qu’il comprend d’emblée comme la synthèse de ces deux moments abstraits que sont la conscience et ce qui lui apparaît : « Le concret, c’est l’homme dans le monde avec cette union spécifique de l’homme au monde que Heidegger, par exemple, nomme “être dans le monde” »22. Heidegger, quant à lui, ne pense nullement l’être dans le monde comme le résultat d’une synthèse, puisque c’est là la manière d’être première du Dasein qui ne peut nullement être pensé de « manière abstraite » comme préalable au monde.
- 23 M. Heidegger, Sein…, p. 87.
10Il ne semble donc pas que Sartre soit parvenu à saisir le véritable sens de l’Erschlossenheit heideggérienne. Le surgissement du Pour-soi est en effet une « activité » du pour-soi qui fait qu’il y a de l’être, alors que pour Heidegger une telle activité n’est jamais pensable que sur le fond préalable de l’Erschlossenheit du monde et de l’être. L’Erschlossenheit implique en effet une Angewiesenheit, une dépendance du Dasein23 à l’égard du monde et de l’être qui ne permet de voir en lui que le révélateur de l’être et non son créateur. Sans doute y a-t-il pour Sartre aussi une dépendance réciproque entre le monde et le pour-soi, mais on ne trouve pas chez Sartre l’idée que l’être doive se révéler en l’homme. On y trouve au contraire l’idée que l’événement absolu qu’est le pour-soi au sein de l’en-soi est en même temps le surgissement du monde. C’est donc bien le pour-soi qui fait qu’il y a un monde. Pour Sartre, la conscience est essentiellement liée à ce qui apparaît, elle est dans-le-monde. Ce qui veut dire que le pour-soi surgit du fait même qu’il nie l’être en-soi. Il y a par conséquent un néant qui sépare le pour-soi de l’en-soi de l’objet. Sartre a donc finalement posé la conscience et l’objet comme séparés. Pour Heidegger au contraire, l’être des étants n’est pas clos sur soi : le Dasein a accès à cet être précisément parce que l’être lui est « révélé » ou « ouvert » (erschlossen). L’accès à l’être de l’étant est rendu possible du fait que le Dasein, en tant qu’être-dans-le-monde, se trouve toujours déjà dans l’ouverture à l’être, ouverture qui constitue le préalable à tout comportement envers l’étant.
11On comprend maintenant pourquoi Heidegger a si fortement insisté sur le fait que définir l’être de l’homme comme Dasein constitue un renouvellement total de la pensée philosophique. Ne plus partir, comme le fait la philosophie moderne depuis Descartes, de la conscience, c’est comprendre qu’elle ne constitue pas la source de tout accès à l’être. Ce qui est au fondement même de la conscience, c’est le Dasein en tant que lieu même de l’Erschlossenheit, de l’ouverture de l’être.
12On pourrait penser que le second grand interprète de Heidegger en France, à savoir Lévinas, ait pu se montrer plus libre à l’égard de la tradition cartésienne de la subjectivité, tradition dans laquelle, venant de l’étranger, il n’a pas été formé, au contraire de Sartre et Merleau-Ponty, tous deux élèves de l’Ecole Normale de la rue d’Ulm, où cette tradition avait trouvé son terrain d’élection. Mais, tout comme dans le cas de Sartre, nous allons voir que c’est en fin de compte aussi un motif cartésien que Lévinas va opposer à la pensée heideggérienne.
- 24 Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1963, p. 19.
- 25 Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 170.
- 26 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Livre de Poche, p. 38.
- 27 Ibid., p. 86.
- 28 Sur celle-ci, le texte de Derrida « Violence et métaphysique » (L’écriture et la différence, Paris (...)
13En 1947, dans De l’existence à l’existant, Lévinas déclarait que ses réflexions, qui s’étaient pourtant laissées largement inspirer par la philosophie de Heidegger, étaient « commandées par un besoin profond de quitter le climat de cette philosophie »24. Non content de voir dans l’ontologie heideggérienne « l’aboutissement d’une longue tradition de fierté, d’héroïsme, de domination et de cruauté »25 et une « philosophie du pouvoir » et « de l’injustice »26, il est même allé jusqu’à déceler cet « impérialisme du Même »27 qui caractérise selon lui la philosophie occidentale jusque dans la phénoménologie de Husserl. Comment expliquer la violence herméneutique28 de Lévinas à l’égard non seulement de Husserl, mais aussi et surtout de Heidegger ? Il s’agit pour cela de montrer comment, après s’être nourrie à la source ontologique de la phénoménologie, la pensée de Lévinas a pu rompre si décisivement avec elle et renouer explicitement avec ce contre quoi aussi bien la pensée de Husserl que celle de Heidegger s’est construite, à savoir la tradition métaphysique.
- 29 Ce mot est de Lévinas lui-même qui parle de « renverser les termes », c’est-à-dire la relation de (...)
14Ce renversement29 de position est d’ailleurs présenté par Lévinas lui-même, dans un texte sur « La Philosophie et l’idée de l’Infini » qui précède de peu la publication de Totalité et infini, comme un retour à une tradition au moins aussi antique que celle qu’il voit culminer dans la philosophie de Heidegger, à savoir celle où le Même domine l’Autre. Il entend par là la tradition de l’Autre dont il affirme qu’elle est philosophique et non pas nécessairement religieuse et qu’il caractérise en se référant aux deux seuls motifs de la philosophie occidentale qui trouvent grâce à ses yeux, à savoir la définition du Bien chez Platon et l’analyse cartésienne de l’idée d’infini. Bien que cette réduction de l’ensemble du champ philosophique à l’opposition abstraite du Même et de l’Autre puisse sembler fort schématique, elle n’en dessine pas moins la ligne de partage entre phénoménologie et métaphysique dans l’œuvre de Lévinas lui-même. Cette ligne de partage ne sépare pas seulement des époques différentes, celle des grands commentaires de la phénoménologie de Husserl et de Heidegger (La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, de 1930, De l’Existence à l’existant, de 1947 et la première édition en 1949 de En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger) de la période de ces œuvres originales que sont Totalité et infini, paru en 1961, et Autrement qu’Être ou au-delà de l’essence, qui date de 1974, mais elle introduit aussi une fracture entre des textes strictement contemporains, comme Le Temps et l’autre, de 1948, où Heidegger se voit critiqué sans ménagement, et les textes datant de la même période de En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, où sa pensée est au contraire admirablement accompagnée et expliquée.
15Dans un des textes de ce recueil, intitulé « De la description à l’existence », il s’agissait en effet pour Lévinas de montrer que dans la pensée de Husserl se trouvent déjà réunies les prémisses d’une philosophie de l’existence. Il y affirmait que la description phénoménologique cherche la signification du fini dans le fini lui-même et n’est animée d’aucune nostalgie d’une connaissance absolue. C’est cela, déclarait Lévinas, qui constitue le caractère paradoxal de l’idéalisme husserlien.
16Ce qui caractérise l’idéalisme cartésien, c’est la distinction radicale qu’il établit entre l’être fini du sujet et sa pensée, par laquelle il se rattache à l’absolu, ce qui implique que l’existence humaine n’est donc pas toute pensée, mais qu’elle est seulement « une chose qui pense », alors que Husserl en revanche, en affirmant l’intentionnalité de la conscience, ne distingue pas entre l’existence et la pensée et loin d’assigner à la pensée une condition ontologique, voit au contraire dans la pensée elle-même l’ontologie. C’est ce qui explique que les réserves opposées par Husserl au passage chez Descartes du cogito à l’idée de la « chose qui pense » ne proviennent pas seulement du souci d’éviter la naturalisation de la conscience, mais plus profondément de contester que l’on puisse jamais penser la structure ontologique de celle-ci à partir de l’idée de substance. Cela a pour conséquence la modification de la notion même de l’être, qui ne renvoie plus alors au seul rapport d’attribution de son rôle de copule, mais à la structure transitive qu’il acquiert par analogie avec celle de la pensée, l’acte d’exister se concevant désormais comme une intention. Or c’est précisément dans la découverte du caractère transitif du verbe exister que Lévinas voit la nouveauté de la philosophie de l’existence.
- 30 E. Lévinas, En découvrant, p. 102.
- 31 Cfr. François Poirié, Emmanuel Lévinas, Essai et Entretiens, p. 78, où Lévinas raconte qu’il s’en (...)
- 32 Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, Paris, Beauchesne, 19 (...)
17La notion existentialiste d’existence provient donc selon Lévinas du fait qu’elle emprunte à la pensée sa transitivité tout en rejetant sa prétention à l’infini et il voit la signification métaphysique de cette « révolution dans le pays des catégories »30 dans une nouvelle conception du pouvoir compris non plus comme pouvoir de se replacer dans un horizon infini mais au contraire comme pouvoir finir. Il y a là une authentique compréhension chez Lévinas de la finitude telle que la définit Heidegger non seulement dans Kant et le problème de la métaphysique, mais déjà face à Cassirer en cette rencontre de Davos à laquelle Lévinas assistait et où, tout comme Rosenzweig qui en fit état dans son dernier texte publié, précisément intitulé « Echange des fronts », il avait pris le parti de Heidegger contre Cassirer31. C’est en effet à Davos que Heidegger, répondant à Cassirer qui faisait valoir que dans la morale kantienne se produit un dépassement de la finitude de l’être connaissant, soulignait le fait que cette percée hors du monde des phénomènes demeure relative à l’être fini et qu’ainsi l’infini n’apparaît que dans le lieu constitutif de la finitude, ce qui interdit de poser, comme le fait la théologie, le fini et l’infini dans une relation d’extériorité. Il expliquait alors que l’être fini, précisément parce qu’il ne crée pas l’étant qu’il intuitionne, doit pouvoir déployer les conditions qui lui permettent de l’accueillir et qu’il n’y a ainsi de projection d’un horizon ontologique que déterminée par la dépendance à l’égard de la préexistence de l’étant. « Car seul un être fini », concluait-il, « a besoin d’ontologie »32.
- 33 E. Lévinas, En découvrant, p. 102.
- 34 Ibid., p. 101.
- 35 Ibid., p. 103.
18Lévinas semble en effet se souvenir de ce moment lorsqu’il affirme : « Le propre de la philosophie de l’existence n’est pas de penser le fini sans se référer à l’infini, ce qui aurait été impossible, mais de poser pour l’être humain une relation avec le fini qui n’est précisément pas une pensée33. » Ce qui fait le propre de la pensée théorique, c’est qu’elle a prise sur l’infini du fait qu’elle s’est détachée de sa condition et qu’elle est en quelque sorte, selon l’heureuse expression de Lévinas, « derrière elle-même »34, c’est-à-dire tournée vers un absolu qui ne peut se donner dans son intemporalité que sous le visage du passé. Dans une telle perspective qui demeure celle du primat de la pensée théorique, tout le pouvoir de l’existence consiste donc à se placer, par ce mouvement de retour à un passé absolu qu’est la pensée, derrière elle-même. Mais à partir du moment où la pensée n’est plus identifiée à un acte théorique et où elle se confond avec l’acte d’exister, le pouvoir de l’existence change de direction : il n’est plus pouvoir pour l’existence de se précéder en quelque sorte elle-même en se replaçant dans le « déjà » de l’absolu, mais pouvoir au contraire d’anticiper sa fin en un mouvement qui la porte vers ce futur absolu qu’est la mort. Lévinas peut donc légitimement affirmer : « Le pouvoir qui n’est pas une pensée – c’est la mort. Le pouvoir de l’être fini – c’est le pouvoir de mourir. Sans la transitivité vers la mort, la philosophie de l’existence serait revenue fatalement vers une philosophie de la pensée35. »
- 36 Martin Heidegger, L’Auto-affirmation de l’université allemande, TER, 1982, p. 9, où Heidegger comm (...)
- 37 E. Lévinas, En découvrant, p. 89.
- 38 Ibid, p. 104. Voir également Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 92, où Lé (...)
- 39 Ibid., p. 105.
19Ainsi, explique Lévinas, l’être-pour-la-mort heideggérien s’oppose-t-il radicalement à la conception platonicienne de la mort. Platon voit dans la mort la condition de la pensée théorique et de l’accès à l’absolu, alors que Heidegger reconnaît au contraire en elle ce qui rend possible l’existence, ce qui lui octroie sa transitivité et la sauve de la réification. Que la mort puisse ainsi assurer le pouvoir de l’homme n’est pas le moindre paradoxe d’une pensée qui ne conçoit plus la finitude comme une im-perfection, du fait qu’elle ne l’adosse plus à un infini actuel, mais qui sait reconnaître en elle non pas une pure passivité, mais, d’après les termes mêmes de Heidegger dans le discours de Rectorat, une « impuissance créatrice »36. C’est ce que Lévinas semble ne pas ignorer : ne résume-t-il pas en effet la tentative heideggérienne de penser en renonçant à tout appui dans l’éternel par la formule : « Royauté qui tient à notre indigence et qui est sans triomphe et sans récompense37. » C’est la raison pour laquelle il qualifie d’« admirablement précise » la formule heideggérienne définissant la mort comme la possibilité de l’impossibilité, et non pas comme impossibilité de la possibilité38 et qu’il conclut son analyse par ses mots : « Le pouvoir de l’existence ne consiste pas à défaire son impuissance sur l’origine en remontant par un acte de réminiscence en deçà de cette origine, mais à pouvoir dans le fini même, à pouvoir finir39. »
- 40 Ibid., p. 78.
- 41 Martin Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, § 22, p (...)
- 42 E. Lévinas, En découvrant, p. 80.
20Cette opposition entre la pensée heideggérienne et le platonisme est encore soulignée dans un autre texte du même recueil, « L’ontologie dans le temporel », qui date de 1940. Dans ce texte, Lévinas insiste sur la différence entre la conception platonicienne de l’exil de l’esprit dans le monde et celle de l’intimité que Heidegger installe entre l’homme et le réel par le biais de sa notion de compréhension, « pivot de toute sa philosophie »40. Car c’est par l’importance donnée à cette notion que Heidegger dépasse l’idéalisme de la représentation en soumettant la connaissance ontique et l’accès à l’objet à la condition d’une connaissance ontologique, la compréhension proprement dite, qui est projet d’un horizon au sein duquel la chose peut apparaître. Or c’est là l’essentiel : cette compréhension n’est pas une simple constatation du pouvoir-être d’un sujet, mais une relation d’exposition à l’aventure de l’être qu’il s’agit d’assumer. Ainsi l’intimité dont il a été question entre l’homme et le réel prend-elle un sens précis : elle renvoie au dynamisme même de l’existence qui se confond avec le pouvoir de comprendre. C’est en existant que nous comprenons l’être et l’ontologie est notre existence même, souligne Lévinas, qui renvoie ainsi implicitement à ce que Heidegger lui-même nous dit de la différence ontologique, à savoir qu’elle est le mode d’être du Dasein et qu’exister est pour ainsi dire synonyme d’effectuer la distinction entre l’être et l’étant41. C’est donc cette même transitivité que Lévinas découvrait dans l’intentionnalité husserlienne qu’il voit aussi à l’œuvre dans l’existence telle que la comprend Heidegger : « On pourrait peut-être dire, conclut-il, que toute la philosophie de Heidegger consiste à considérer le verbe exister comme verbe transitif. Et à la description de cette transition – de cette transcendance – est en somme consacrée toute son œuvre42. »
- 43 E. Lévinas, Totalité, p. 232.
- 44 Emmanuel Lévinas, « La Philosophie et l’idée de l’infini », in : En découvrant l’existence avec Hu (...)
- 45 E. Lévinas, Totalité, p. 233
21Par rapport à ces admirables commentaires que Lévinas consacre à la pensée de Husserl et de Heidegger, la pensée qu’il exposera en 1961 dans Totalité et Infini, dont le sous-titre est précisément « Essai sur l’extériorité » semble être en totale rupture. Tout se passe en effet comme si à cette pensée de la transcendance était maintenant préférée une métaphysique plus classique, une métaphysique du transcendant, comme si à la pensée de la transitivité, il fallait opposer celle de l’extériorité. Il y a alors rupture avec la pensée heideggérienne d’une finitude interne au profit du retour à une finitude externe qui présuppose la primauté de l’infini. C’est ce que Lévinas avait déjà depuis longtemps découvert dans la troisième Méditation de Descartes où la finitude du cogito est conçue à partir de l’existence divine et non pas à partir de la mortalité, du pouvoir-mourir du « sujet ». Ainsi, note Lévinas dans le livre de 1961, « le sujet cartésien se donne un point de vue extérieur à lui-même à partir duquel il peut se saisir43 ». Car la pensée finie ignorerait sans cette présence de l’infini en elle sa propre finitude. Mais l’idée de l’infini n’a pas le statut d’un objet et encore moins celui d’un concept. Elle n’est pas non plus une réminiscence, elle a été « mise en nous » et elle caractérise l’expérience au sens radical du terme : une relation avec l’extérieur, avec l’Autre, qui ne puisse s’intégrer au Même44. L’analyse cartésienne de l’idée de l’infini nous livre donc le schème d’une protoexpérience, celle même que Lévinas nomme séparation : « Descartes, conclut-il, mieux qu’un idéaliste ou un réaliste, découvre une relation avec une altérité totale, irréductible à l’intériorité, et qui, cependant ne violente pas l’intériorité45. »
- 46 Voir à ce sujet Dominique Janicaud qui, dans Heidegger en France (Paris, Albin Michel, 2001) parle (...)
- 47 Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 18.
- 48 Ibid., p. 75.
22La pensée de Derrida, qui appartient à la génération suivante, est dans une grande mesure inséparable de celle des fondateurs de la phénoménologie, ce qui rend souvent la compréhension de ses textes assez difficile à tous ceux qui se disent « derridiens » et qui n’ont de la phénoménologie qu’une connaissance de seconde main. Lui aussi élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm à partir de 1952, il s’est formé dans une atmosphère encore très « existentialiste » et dominée par la diffusion de la pensée heideggérienne46, en particulier à travers les cours que Jean Beaufret a dispensés dans cet établissement de 1946 à 1962. Derrida s’est engagé dès le début de son itinéraire philosophique dans un débat avec la pensée de Husserl et de Heidegger, et avec la phénoménologie en général. Il est aussi celui qui a le plus puissamment contribué à faire connaître la pensée de Lévinas, dont la reconnaissance fut tardive, grâce à l’article fondamental qu’il lui a consacré en 1964 sous le titre « Violence et métaphysique ». En ce qui concerne Heidegger, il a dès le départ marqué une certaine ambivalence. D’un côté, il se situe de manière explicite dans le prolongement de ses questions : « Rien de ce que je tente n’aurait été possible sans l’ouverture des questions heideggériennes », a-t-il déclaré dans un interview en 196747. Mais d’un autre côté, il suspecte Heidegger de n’être pas totalement sorti de la métaphysique de la présence qu’il a lui-même été le premier à critiquer : « J’ai parfois le sentiment que la problématique heideggérienne est la défense la plus “profonde” et la plus “puissante” de ce que j’essaie de mettre en question sous le titre de pensée de la présence » disait-il dans un autre interview en 197148. Derrida décèle en effet chez Heidegger deux gestes opposés : l’un par lequel il demeure à l’intérieur de la métaphysique, et un autre par lequel il met en question la détermination de l’être comme présence, et ouvre ainsi la possibilité de penser l’être comme retrait ou absence.
- 49 Ibid., p. 19.
- 50 En particulier dans sa conférence de janvier 1968, intitulée « La différance », qui commence par c (...)
- 51 Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 37.
- 52 Ibid., p. 38.
- 53 Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 117.
- 54 Cfr. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, § 100, p. 350.
23C’est sur la question de la différence que portent les critiques que Derrida lui adresse. Selon Heidegger, la différence ontologique demeure impensée dans la métaphysique qui confond être et étant, ce qui la condamne à expliquer l’étant en ayant recours à un étant suprême et à prendre ainsi la forme de ce que Heidegger nomme une onto-théo-logie. Pour Heidegger, il ne peut y avoir d’étant présent pour nous que parce que nous comprenons l’être et c’est cette compréhension de l’être qui rend possible la rencontre de l’étant, au sens où nous projetons ainsi un horizon de compréhensibilité à partir duquel ce qui apparaît dans l’expérience peut être appréhendé comme étant tel ou tel. La différence ontologique est donc à la racine même de l’existence humaine en tant qu’elle est à la fois compréhension de l’être et comportement à l’égard de l’étant. Or ce que Derrida reproche à une telle conception de la différence, c’est qu’elle semble renforcer la valeur de présence de l’être. C’est pourquoi il invoque un « geste plus nietzschéen que heideggérien »49 pour penser une différence qui ne serait plus alors une différence ontologique. Nietzsche lui apparaît en effet comme un meilleur penseur de la différence que Heidegger parce qu’il voit dans le jeu des forces l’unique réalité. Car pour Nietzsche, la conscience n’est que l’effet et non la cause des forces vitales et celles-ci ne sont pas des réalités présentes, mais seulement de pures différences. Derrida s’appuie ici sur l’interprétation que Deleuze a donnée du concept nietzschéen de force dans son livre publié en 1962, Nietzsche et la philosophie, texte décisif pour ce que l’on a pu nommer ensuite le « nietzschéisme français » (Foucault, Deleuze, Derrida). Nietzsche voit en effet dans l’être le résultat de la différence des forces, leur effet, il est donc aux yeux de Derrida un penseur de la différenciation active et du devenir, par opposition à Heidegger qui voit au contraire dans la différence un effet de l’être et demeure ainsi davantage un penseur de l’être que de la différence. C’est pourquoi il en appelle, contre Heidegger et avec Nietzsche, à la pensée d’une différence « plus ancienne » que la différence ontologique, et c’est cette différence qu’il choisit d’écrire différance50. Dans De la grammatologie, Derrida insiste pourtant sur la nécessité de passer par la question de l’être que Heidegger est le seul et le premier à poser, afin d’avoir accès à la pensée de la différance51. Il donne une grande importance à cet égard à Contribution à la question de l’être, texte dans lequel Heidegger barre en croix le mot être afin de signifier par là que l’être ne peut plus être pensé comme un vis-à-vis ou un objet. Derrida voit dans cette rature de l’être l’aveu que l’être ne peut être posé comme un « signifié transcendantal », c’est-à-dire comme une signification absolue qui commanderait du dehors l’ensemble du jeu des signes52. Pour Derrida en effet, la différence entre le signifiant et le signifié qu’on trouve dans la théorie saussurienne de la langue est une différence seulement relative, car le signifié ne représente pas la chose même et ne renvoie pas à la positivité d’un référent. Derrida utilise ici le concept de « trace », qu’il emprunte à Lévinas, plutôt que celui de signe. Les traces sont des différences dénuées de toute positivité qui n’ont pas de signification en elles-mêmes mais seulement dans le jeu qui les opposent les unes aux autres, comme c’est déjà le cas dans le modèle saussurien de la langue en tant qu’elle est forme et non substance et qu’elle suppose la mise entre parenthèses du référent. Le concept derridien de trace présuppose de même la différance indéfinie, à savoir la différance au sens de différer, de remettre à plus tard la chose même. Le processus de la signification n’a effet pour Derrida ni commencement ni fin, il a lieu seulement parce que, comme il le dit à la fin de La voix et le phénomène, « la chose même se dérobe toujours »53. Nous sommes depuis toujours et pour toujours dans la Galerie de Dresde dont parle Husserl dans les Idées directrices54, où il n’y a que des portraits de portraits, nous sommes dans un monde labyrinthique où nous ne trouvons que des images qui ne sont pas des images de choses réelles, mais seulement des images d’images à l’infini.
- 55 J. Derrida, Grammatologie, p. 91.
- 56 Si dans Être et Temps, il est question de Destruktion, le terme Abbau, déconstruction, qui est aus (...)
- 57 La déconstruction derridienne est déconstruction de la présence, alors que, comme Heidegger le rap (...)
- 58 Voir, en particulier sur le “nouveau concept” d’archi-écriture, J. Derrida, Grammatologie, p. 83.
24Selon Derrida, la phénoménologie husserlienne est commandée par le principe de la présence vivante, de la présence en chair et en os qui doit être donnée par l’intuition ou perception originaire. La phénoménologie est donc soumise, comme la tradition occidentale tout entière, à la pensée de la présence. Dans De la grammatologie, il déclare pourtant que « la pensée de la trace ne peut pas plus rompre avec une phénoménologie transcendantale que s’y réduire55 ». Le passage par la phénoménologie transcendantale, c’est-à-dire par le « rêve » d’une présence pleine s’avère donc inévitable, non certes pour s’y installer, mais pour être en mesure de s’en distancier, ou encore de la « déconstruire », terme qui apparaît chez Derrida dans la seconde moitié des années soixante-dix, le terme de « déconstruction » qu’il a emprunté à Heidegger56 mais en lui donnant un tout autre sens57 étant repris par ses admirateurs américains pour désigner son mode de pensée, le déconstructionnisme. Or, cette nécessaire « déconstruction » de la phénoménologie en tant que pensée de la présence pleine, Derrida la découvre déjà à l’œuvre chez Heidegger lui-même, lorsque celui-ci barre en croix le mot être. Derrida voit dans cette rature le processus d’un tracer et d’un effacer simultanés qui constitue ce qu’il nomme trace en un sens actif et qu’il ne faut pas confondre avec ce que ce mot désigne habituellement en français, à savoir l’empreinte ou la marque laissée par quelqu’un. La rature du mot être, parce qu’elle donne à lire l’effacement du signifié transcendantal, est pour Derrida l’avènement de ce qu’il nomme écriture et qui ne se confond nullement avec ce que nous nommons habituellement tel. Pour marquer cette différence, Derrida parle parfois d’architrace ou d’archiécriture58, en mettant ainsi l’accent sur le fait qu’il n’y a rien avant le tracé, qui ne représente rien et n’est à l’image de rien, et qu’il n’y a rien avant l’écriture. Pour lui en effet, il n’y a pas d’abord la parole, puis l’écriture, et cette dernière ne renvoie donc pas à un sens qui lui serait extérieur.
- 59 Cfr. E. Husserl, op. cit., § 24.
- 60 René Descartes, Principes, 1re partie, 52. Comme le fait remarquer G. Granel qui cite ce passage d (...)
- 61 Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 97-98.
- 62 Interview publié le 9 septembre 1983 dans Le Nouvel observateur et traduit dans Derrida Differance (...)
- 63 Cfr. E. Husserl, L’Origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, pp. 116-119.
- 64 Cfr. M. Heidegger, « La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée », Questions IV, Paris, Gal (...)
- 65 M. Heidegger, Sein…, p. 363.
- 66 Cfr. M. Heidegger, Séminaire de Zähringen, p. 339.
- 67 M. Heidegger, Sein und Zeit, p. § 7, p. 36.
- 68 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 279.
- 69 Ibid., p. 240.
25Il est clair que Derrida a trouvé dans la phénoménologie husserlienne le meilleur paradigme de ce qu’il nomme lui-même « métaphysique de la présence ». Husserl en effet, avec son concept d’« intuition catégoriale » porte à sa culmination la tradition occidentale qui a toujours vu dans le voir et l’intuition le mode de connaissance par excellence dans la mesure où seul la vision présente les choses en personne, « en chair et en os » (leibhaft) comme il le dit souvent. Mais mettre en question le principe qui fonde la phénoménologie husserlienne, le principe de l’intuition donatrice59, doit-il nécessairement conduire à affirmer qu’il n’y ait rien qui apparaisse et puisse être perçu, et à rompre ainsi avec cette pensée de l’apparaître qu’est la phénoménologie ? Et faut-il donc ici aussi faire retour au cartésianisme, et à l’idée que « l’être ne nous affecte pas », comme l’affirme Descartes dans Les Principes de la philosophie60 ? Le geste de Derrida ne consiste-t-il pas ici en l’inversion du rêve métaphysique de la présence, à l’image du renversement nietzschéen du platonisme et plus encore du renversement sartrien de l’essentialisme en existentialisme dont Heidegger dit, fort justement dans la Lettre sur l’humanisme qu’il demeure une « proposition métaphysique »61 ? Et ne faut-il pas s’interroger sur la proximité de Derrida à Sartre et au style dualiste de sa pensée ? Est-ce une coïncidence si, dans un interview datant de 198362, Derrida reconnaît avoir lu Sartre dans sa jeunesse et avoir alors vu en lui un modèle qu’il aime encore ? Sartre a en effet joué un rôle non négligeable dans sa formation philosophique, au contraire de Merleau-Ponty, dont il ne partageait pas l’interprétation qu’il donnait de la phénoménologie husserlienne, comme l’attestent certains passages de son introduction à L’origine de la géométrie63 et avec lequel il n’eut pas de véritable contact. Heidegger, quant à lui, a toujours considéré que le principe de la phénoménologie est moins celui de l’intuition donatrice que celui du retour aux choses elles-mêmes64, ce qui lui a permis, en dépit de la critique qu’il fait dès Être et temps de la notion husserlienne d’intuition65, de continuer à définir jusqu’à la fin sa pensée comme relevant de la phénoménologie, de ce qu’il qualifie lui-même de « phénoménologie de l’inapparent »66Il a en effet dès le départ insisté sur le fait que c’est parce que les phénomènes ne sont pas « tout d’abord et la plupart du temps » donnés qu’il est besoin d’une phénoménologie67. L’être ne peut donc être identifié à une pleine présence. C’est pourquoi Heidegger le définit à la fin de l’introduction de Être et temps comme « das transcendens schlechthin », ce qui ne veut nullement dire que l’être est un « signifié transcendantal », à savoir une présence dans laquelle s’ancreraient toutes les autres significations, mais au contraire qu’il n’est jamais et ne peut jamais être une présence pleine et immédiate, ce qui signifierait l’abolition pure et simple de la différence entre l’être et l’étant. C’est donc au sujet de la notion de présence que le malentendu entre Derrida et Heidegger trouve sa culmination. C’est en quelque sorte pour que la « transcendance » de l’être soit plus clairement encore affirmée que Heidegger, après la Kehre, met l’accent sur le retrait de l’être et sur la nécessité de penser l’être comme l’événement (Ereignis) par lequel il y a simultanément éclaircie, venue en présence de l’étant, et occultation, retrait de l’être. La pensée métaphysique est, au contraire, fondée sur l’oubli de l’être au sens où elle se révèle incapable de penser le retrait de l’être, c’est-à-dire l’occultation qui advient avec l’éclaircie elle-même : c’est donc la métaphysique qui pense seulement les étants et non l’être lui-même, précisément parce que pour elle l’être veut dire présence pleine et non pas la venue en présence, l’événement de la présence, qui est simultanément présence et absence, le retrait de l’être advenant au profit de l’apparition de l’étant. C’est cette dimension aléthéique de l’être que Derrida semble avoir méconnue, et avec elle, tout ce qui dans la pensée de Heidegger échappe radicalement à ce que Merleau-Ponty nomme si justement « l’ontologie de l’En soi »68 – cette ontologie naïve qu’est, depuis Descartes, la métaphysique occidentale pour laquelle l’Être n’est rien d’autre que la sublimation de l’étant69.
- 70 Maurice Merleau-Ponty, Notes de Cours 1959-1961 (Préface de Claude Lefort), Paris, Gallimard, 1996
26C’est en effet paradoxalement à Merleau-Ponty qu’il nous faut revenir si l’on veut trouver une véritable « réception » de la pensée de Heidegger. Il est vrai que jusqu’à la parution récente, en 1996, des Notes de cours70, il était difficile, pour ceux qui n’avaient pas accès aux manuscrits de Merleau-Ponty, de se faire une idée précise de la connaissance qu’il pouvait avoir des textes de Heidegger, dont il faut rappeler qu’au moment de sa mort, en 1961, peu d’entre eux étaient traduits en français, et que ceux qui l’avaient été, et au nombre desquels ne figurait pas la première traduction partielle de Être et temps, publiée seulement en 1963, avaient pour la plupart paru vers la fin des années cinquante. Si l’on sait en effet avec précision quels sont les textes de Husserl que Merleau-Ponty a lus à partir du début des années trente et quels sont les manuscrits qu’il a consultés lors de sa visite à Louvain en 1939 et ceux qu’il recevra et lira par la suite, on manque en revanche d’information en ce qui concerne son rapport à l’œuvre de Heidegger dans les années trente et quarante, période où il associe le plus souvent son nom à celui de Husserl. La difficulté ne vient pas seulement de son refus d’opposer les phénoménologies de Husserl et de Heidegger, refus qui s’exprime clairement dans l’Avant-propos de la Phénoménologie de la perception, mais aussi et surtout de l’influence diffuse dans toute cette période de la pensée de Heidegger qui retentit incontestablement sur l’interprétation que Merleau-Ponty donne de la dernière philosophie de Husserl, elle-même d’ailleurs marquée, dans une mesure fort difficile à apprécier, par la lecture approfondie que fit Husserl de Sein und Zeit à partir de 1929 et par sa volonté d’y répondre par un ouvrage systématique qui ne verra jamais le jour, la Krisis ne constituant qu’une nouvelle, et dernière, « introduction » à la phénoménologie.
- 71 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 253.
- 72 Ibid., p. 230.
- 73 Ibid., p. 193.
- 74 Ibid., p. 179.
- 75 Ibid., p. 179.
- 76 Ibid., p. 180.
- 77 Ibid., p. 183.
- 78 Ibid., p. 239.
- 79 Ibid., p. 247.
27On trouve dans les notes de travail que l’éditeur du Visible et l’invisible, Claude Lefort, a ajoutés lors de sa parution en 1964 au manuscrit incomplet de ce texte, un certain nombre de remarques qui attestent que la proximité entre la pensée de Merleau-Ponty et celle de Heidegger est devenue plus grande. La plus fameuse de ces notes, datée de juillet 1959, dans laquelle Merleau-Ponty reconnaît que « les problèmes posés dans Ph. P sont insolubles parce qu’(il) y par(t) de la distinction “conscience”-“objet” »71 témoigne de ce que la critique de l’idéalisme transcendantal husserlien qui conduisait déjà Merleau-Ponty à donner dans la Phénoménologie de la perception une interprétation existentielle de l’intentionnalité ne mène pas seulement à une nouvelle conception de la subjectivité, mais requiert aussi sa déconstruction. On comprend à partir de là le sens de cette autre note de travail de février 1959, dans laquelle Merleau-Ponty, esquissant le plan du livre qu’il se proposait d’écrire, en définit la pensée fondamentale comme devant « montrer que ce qu’on pourrait considérer comme “psychologie” (Ph. de la Perception) est en réalité ontologie »72. Il ne fait pas de doute que dans ce tournant « ontologique » qui consiste essentiellement à mettre en question l’identification moderne de l’être et de l’objet, l’œuvre du « second » Heidegger a joué le rôle d’un modèle. Ce que développe Merleau-Ponty dans sa dernière philosophie est certes une ontologie de la chair, notion que ni le premier ni le second Heidegger ne met au centre de sa problématique, mais c’est pourtant par le même tournant anti-anthropocentrique que celui qui caractérise la pensée heideggérienne d’après la Kehre qu’elle peut être thématisée. La notion merleau-pontienne de « chair » ne doit pas en effet être confondue avec celle de corps phénoménal, car elle est ce « milieu formateur de l’objet et du sujet », qu’il s’agit de penser « non à partir des substances, corps et esprit (...), mais (...) comme élément, emblème concret d’une manière d’être générale »73. Merleau-Ponty peut parler de la « chair du monde » ou de la « chair des choses », parce qu’il n’y a pas pour lui de séparation substantielle entre le corps sentant et le monde, puisqu’il en naît « par ségrégation » et qu’il demeure, en tant que voyant, ouvert à lui74. C’est ce qui explique, comme Merleau-Ponty le souligne lui-même, qu’en parlant de la chair du visible, il n’entende pas faire de l’anthropologie, mais qu’il se propose au contraire de voir dans l’être charnel un « prototype de l’Être, dont notre corps, le sentant sensible, est une variante très remarquable, mais dont le paradoxe constitutif est déjà dans tout le visible75 ». Ce paradoxe, qui n’est autre que celui de la réversibilité du voyant en visible, ne trouve pas en effet son explication dernière dans l’ambiguïté du corps à la fois sentant et sensible, car « c’est bien d’un paradoxe de l’Être, et non d’un paradoxe de l’homme qu’il s’agit »76, ce qui implique que pour le penser il ne suffise pas de faire une phénoménologie du corps propre, mais bien d’opérer un renversement de perspective qui consiste à voir l’activité comme passivité ou encore, comme le dit Merleau-Ponty, à se sentir « regardé par les choses »77. D’autres énoncés, qui vont dans le même sens, ont une résonance nettement heideggérienne : par exemple ce passage d’une note de mars 1959, dans laquelle Merleau-Ponty rapproche l’Offenheit de l’Umwelt chez Husserl de la Verborgenheit de l’être chez Heidegger : « Ce n’est pas nous qui percevons, c’est la chose qui se perçoit là-bas —ce n’est pas nous qui parlons, c’est la vérité qui se parle au fond de la parole »78 ; ou encore cet autre passage de la note sur Bergson du 20 mai 1959 qui affirme que ce qu’il y a à dire et qui ne trouve qu’une expression approchée en langage sujet-objet chez Bergson, c’est « que les choses nous ont, et que ce n’est pas nous qui avons les choses (...) que le langage nous a et que ce n’est pas nous qui avons le langage. Que c’est l’être qui parle en nous et non nous qui parlons de l’être »79.
- 80 Ibid., p. 228.
- 81 Ibid., p. 267.
- 82 Ibid., p. 319.
- 83 Ibid., p. 280.
- 84 Ibid., p. 281.
- 85 Ibid., p. 223.
28Il y a certes des références plus directes à Heidegger dans Le Visible et l’invisible. D’abord une référence implicite à la notion heideggérienne de Wesen, lorsque, dans plus d’un passage, Merleau-Ponty écrit « Wesen (verbal) », comme dans cette note de février 1959, où il note que c’est là la « première expression de l’être qui n’est ni l’être-objet ni l’être-sujet, ni essence ni existence » et où il souligne que « ce qui west [...] répond à la question was comme à la question dass »80. Il y a d’autres références implicites, comme ce rappel de la formule fameuse de la Lettre sur l’humanisme dans la note du 27 octobre 1959 où, traitant de la perception et du langage, et donc de l’opposition entre les choses perçues et les significations, Merleau-Ponty oppose l’être naturel, en repos en soi-même, qui est le corrélat de la perception à « l’être dont le langage est la maison » et qui « ne peut se fixer, se regarder », qui « n’est que de loin »81. Mais les références les plus importantes concernent le concept d’être lui-même. Dans une note de novembre 1960, qui traite à nouveau du chiasme et de l’identité de l’activité et de la passivité, et qui décrit la perception comme « acte à deux faces » dans lequel « on ne sait plus qui parle et qui écoute », Merleau-Ponty, invoquant cette « dimensionnalité universelle qui est l’Être », ajoute entre parenthèses le nom de Heidegger82. Dans une note précédente, datée de janvier 196083, il expliquait que « l’être est la dimensionnalité même », c’est-à-dire « la membrure commune » aux différentes vues prises sur la réalité, et c’est d’ailleurs dans cette même note qu’il esquissait le projet d’une intraontologie ou endoontologie, laquelle suppose non seulement une vision sur le monde qui se fasse du dedans du monde, mais aussi ce que Merleau-Ponty nomme la « verticalité » de l’être, laquelle renvoie, comme il l’explique dans la note qui suit, à un « certain rapport du visible à l’invisible »84, semblable à celui que Heidegger établit entre le pensé et l’impensé, où l’invisible est cette « autre dimension » qui se présente négativement dans le visible, et qui ne peut guère être comprise que comme cette Verborgenheit, cette latence de l’être, grâce à laquelle il y a des étants. C’est elle qui constitue la pensée fondamentale de Heidegger dans les années trente, époque à laquelle il a recours à l’ancienne graphie Seyn pour l’exprimer, ce que Merleau-Ponty lui-même transcrit en écrivant dans tous ses derniers textes le mot « être » avec une majuscule. On comprend mieux à partir de là pourquoi dans une précédente note datée de janvier 1959, Merleau-Ponty n’hésitait pas à déclarer que « (le) monde perceptif est au fond l’Être au sens de Heidegger »85.
29Toutes ces références allusives à Heidegger des notes de travail des années 1959 et 1960 deviennent plus claires à partir des derniers cours de Merleau-Ponty au Collège de France, et en particulier du cours de 1958-1959 portant sur « La philosophie aujourd’hui ». Car c’est là la grande surprise que nous réserve ce cours : tandis que la partie consacrée à Husserl est relativement courte et ne s’étend de manière détaillée que sur la dernière philosophie de Husserl et sur le nouveau sens de la philosophie qui s’esquisse dans la Krisis, comme reconquête du monde de la vie par une scientificité d’un type nouveau, la partie concernant Heidegger constitue une analyse détaillée d’un certain nombre de textes postérieurs à Être et temps, et dont certains n’avaient alors été que récemment publiés, comme Der Satz vom Grund (Le principe de raison), paru en 1957 et Zur Seinsfrage (Contribution à la question de l’être), paru en 1956, auxquels Merleau-Ponty fait référence de manière essentielle. Il n’est évidemment pas possible de présenter ici une analyse complète de l’ensemble des Notes (soit 57 pages) consacrées à Heidegger, mais simplement de souligner d’une manière générale qu’elles témoignent de la profonde compréhension que Merleau-Ponty avait alors acquise du projet heideggérien, qu’il expose le plus souvent dans le cours sans distance critique.
- 86 M. Merleau-Ponty, Notes, p. 93.
- 87 Ibid., p. 120.
- 88 Ibid., p. 94.
- 89 Ibid., p. 148.
- 90 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 233.
- 91 M. Merleau-Ponty, Notes, p. 89.
- 92 Ibid., p. 90.
- 93 Ibid, p. 148.
30L’idée essentielle qui en ressort est que le développement de la pensée de Heidegger après Sein und Zeit ne doit pas être simplement compris comme le passage d’un point de vue anthropologique à un point de vue relevant d’une « mystique de l’être », mais comme un simple changement d’accent86 dans une pensée qui est essentiellement demeurée la même87. Il n’y a donc eu changement, passage, pourrait-on dire, d’un Heidegger I à un Heidegger II (pour reprendre les termes de Richardson, auquel Heidegger a répondu en 1963 dans une lettre célèbre), que par rapport à une interprétation et une réception « populaires » de son œuvre qui ne rend pas justice à la conscience qu’il prit des raisons de l’échec de son projet de 1927 et de la nécessité dans laquelle il se vit placé à partir des années trente d’utiliser un nouveau langage. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la manière dont Merleau-Ponty explique ce changement de langage, qui fait passer de l’idée, exposée en 1929 dans Vom Wesen des Grundes, d’une liberté donnant le fondement, et par là même sans fond, à celle du caractère abyssal de l’être lui-même dans Der Satz vom Grund en 1957, et d’une définition de l’homme comme Platzhalter des Nichts, « lieu-tenant du néant » en 1929 dans Qu’est-ce que la métaphysique ? à une définition de l’homme comme « berger de l’être » en 1947 dans la Lettre sur l’humanisme. Ce changement, Merleau-Ponty le comprend comme le passage, chez Heidegger lui-même, d’une analyse directe à une analyse indirecte88, ce qui est particulièrement significatif si on se réfère à la critique qu’il adresse à Heidegger à la fin de son cours, celle d’avoir cherché « une expression directe de l’être dont il montre par ailleurs qu’il n’est pas susceptible d’expression directe »89. On ne peut pas en effet opposer simplement l’ontologie directe de Heidegger à l’ontologie indirecte de Merleau-Ponty, en s’autorisant de la fameuse note de travail de février 195990 où celui-ci affirme : « On ne peut pas faire de l’ontologie directe. Ma méthode “indirecte” (l’être dans les étants) est seule conforme à l’être – “négative” comme “théologie négative”. » La méthode « indirecte » de Merleau-Ponty et sa « philosophie négative » trouvent en effet leur anticipation chez Heidegger lui-même, dont Merleau-Ponty rappelle d’ailleurs à la fin des Notes qu’il consacre à Husserl qu’il a été à la suite de Husserl le premier à donner à la biologie une portée ontologique en montrant qu’elle est fondée de manière privative sur l’ontologie du Dasein91. À cet égard, on comprend que la pensée du vivant, qui est l’objectif du cours sur la nature qu’a entrepris Merleau-Ponty, puisse être considérée par lui-même comme un prolongement et une reprise de la manière dont Heidegger conçoit notre rapport aux vivants, rapport éminemment indirect, puisque comme le dit bien Merleau-Ponty « ce qui les lie à Nous, c’est seulement que nous ne pouvons les atteindre qu’à travers notre existence »92. C’est en tout cas ce qu’il ressort de la fin des Notes sur Heidegger, où Merleau-Ponty cite sans le critiquer ce passage de la Lettre sur l’humanisme où Heidegger dit de l’être vivant qu’il est notre plus proche parent et en même temps « séparé de nous par un abîme », « parenté qui nous est plus étrange que la distance de l’homme à dieu, si immense soit-elle », commente Merleau-Ponty93.
- 94 Ibid, p. 95.
- 95 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 282.
- 96 Ibid, p. 94.
- 97 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 198.
- 98 M. Merleau-Ponty, Notes, p. 104.
31Ce passage d’une analyse directe à une analyse indirecte en tant qu’il est interne à l’œuvre de Heidegger est compris par Merleau-Ponty comme le dépassement d’une opposition massive entre Dasein et Sein qui les oppose comme le négatif au positif. Ce dont il s’agit dans ce passage, c’est de l’élimination du négativisme, qui est aussi celle de l’opposition encore dogmatique de l’existence et de l’essence, à laquelle il faut substituer, comme Heidegger le fait dans son texte charnière Vom Wesen der Wahrheit, une méditation sur le Wesen au sens verbal, qui n’est plus opposé négativement à l’existence, mais indivis avec elle. Il s’agit donc d’aboutir à la conception d’un « Être universel » qui ne s’oppose plus négativement au Dasein, et qui ne renvoie donc plus à deux sens différents de l’être, comme essence et existence, mais qui au contraire « enveloppe les deux corrélatifs du Dasein et du monde »94. Or ce dépassement du « négativisme » par lequel l’être, comme l’invisible, n’apparaît plus comme un autre visible possible ou un possible visible pour un autre95, mais au contraire comme un « domaine auquel il est essentiel de rester caché et de ne se présenter que comme retrait »96 suppose cette même non-extériorité de l’être par rapport à l’étant que Merleau-Ponty reconnaît à l’invisible par rapport au visible et qu’il définit si fermement dans Le visible et l’invisible comme « l’invisible de ce monde »97. Il y a donc ici une homologie très remarquable entre le motif heideggérien du Seyn et la problématique merleau-pontienne du visible et de l’invisible, homologie d’autant plus patente qu’elle conduit à une critique de l’ontologie sartrienne, Merleau-Ponty ne reconnaissant en elle que la pensée d’une « pseudo-transcendance » qui implique l’opposition de l’intériorité du néant dans le pour-soi et l’extériorité de l’être dans l’en-soi, notions dont Merleau-Ponty n’hésite pas à dire qu’elles sont « au fond cartésiennes » et « pré-phénoménologiques »98. Ce qui à son sens manque chez Sartre, c’est non seulement la transcendance du Dasein, mais la différence ontologique elle-même, la différence entre l’être et l’étant, ce qui implique donc l’identification de l’être et de l’actualité, de l’être et de la pleine présence, alors que l’être est au contraire pour Heidegger « le possiblement étant », selon une formule du Satz vom Grund, qui témoigne, par cette intégration du possible à l’être, et non seulement à la conscience, de l’appartenance à l’être du néant lui-même. Cette unité dans l’être de l’actuel et du possible renvoie à la pensée de l’être comme « wesan », qui seule peut rendre compte de l’être du monde ou de la chose.
- 99 Ibid., p. 118.
- 100 Ibid., p. 232.
- 101 Ibid., p. 118.
- 102 Ibid.
- 103 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 267.
- 104 Soupçon qu’exprime ouvertement Jacques Derrida dans Le Toucher Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 200 (...)
- 105 M. Merleau-Ponty, Notes, p. 119.
32Ce que cherche en effet le « second » Heidegger, c’est à penser à la fois le fait que le Dasein est adressé, zugeworfen, à l’homme, qu’il y a donc un appel ou une revendication de l’être en direction de l’homme, et la non-extériorité de l’être par rapport à celui-ci, l’être n’étant pas « en soi », et donc non distinct de sa Zuwendung, de sa manière de se tourner et de s’adresser à nous. C’est là, souligne avec pertinence Merleau-Ponty, « la pensée essentielle de Heidegger », celle d’un être qui ne peut se donner que comme a-lêtheia, « comme émergeant de la latence » et donc seulement de manière négative. C’est en effet seulement à ce moment du cours99 que Merleau-Ponty cite ce passage-clé de Zur Seinsfrage(Contribution à la question de l’être) où Heidegger explique qu’on ne peut plus écrire l’être que sous rature, cette biffure en croix ayant la vertu de nous délivrer de l’habitude presque inextirpable qui nous conduit à le représenter sous la forme de l’en soi100. Ce qui est ainsi conjuré, c’est l’infinitisme de l’en soi, et Merleau-Ponty note ici avec une grande justesse qu’« en ouvrant le Dasein sur l’Être, en le faisant Da-sein, un Da qui lui est jeté par l’Être, Heidegger est beaucoup plus éloigné d’un Être en soi que quand il décrivait le Dasein comme déréliction, Geworfenheit, jeté par X »101. Car, ajoute-t-il, « le négativisme comporte toujours arrière-pensée du positif pur ». Le négativisme est, pourrions-nous dire, d’essence nostalgique, c’est là la loi de l’inversion diamétrale, qu’elle ne se soutienne en fin de compte que de ce qu’elle inverse et nie : le renversement d’une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique, disait Heidegger de la proposition sartrienne « l’existence précède l’essence » dans le passage déjà cité de la Lettre sur l’humanisme. S’affranchir de la métaphysique, de ce positif pur qu’est l’ens realissimum et du Dieu défini comme causa sui, ne signifie pas leur négation pure et simple. C’est la raison pour laquelle Merleau-Ponty déclare qu’« en introduisant le “divin” (question qui pour lui commande celle de Dieu, donne le sens philosophique de Dieu), [Heidegger] est plus loin du Dieu en soi que quand il faisait du Dasein le lieu du néant »102. En d’autres termes, l’athéisme méthodologique du « premier » Heidegger était encore trop théologique, et en faisant du Dasein un être sans provenance, il pactisait encore de manière implicite avec l’infinitisme et le créationisme qui ne peuvent voir en l’homme que le négatif de Dieu. La position de Heidegger dans Être et temps n’aurait donc pas seulement été encore trop marquée par le subjectivisme, mais aussi, négativement, par l’objectivisme et le théologisme. Ce qui permet d’en sortir, déclare Merleau-Ponty, c’est « la dialectique de Verborgenheit et Unverborgenheit », de la latence et de la non latence, qui permet de comprendre « qu’il n’y a pas d’envers des choses », pas d’autre monde que celui-ci, pas d’arrière-monde où l’être serait enfin chez lui et dont il ne sortirait que pour venir occasionnellement nous visiter. Être latent n’est pas en l’être propriété seconde, et toute vérité est aussi en elle-même non-vérité, car l’idée même d’un dévoilement total est illusoire. Mais cela implique du même coup que la latence de l’être, son retrait, ne peut se donner que dans l’étant lui-même : l’être se cache comme être en se faisant étant, comme Heidegger le laisse entendre dans Le Principe de raison et comme il le dit explicitement dans Identité et différence, texte de 1957 que connaît Merleau-Ponty et qu’il cite un peu plus loin. Il y a donc une inadéquation interne à l’apparaître, et c’est cette pensée de l’inadéquation à l’être, et donc de la non-positivité de l’étant, qui permet aussi à Merleau-Ponty de penser à la fois ce qu’il nomme « le sensible » comme « ce medium où il peut y avoir de l’être sans qu’il ait à être posé », « seul moyen pour l’Être de se manifester sans devenir positivité, sans cesser d’être ambigu et transcendant »103, et l’invisible comme creux, et non pas trou, dans le visible, comme foyer virtuel et invagination de celui-ci. Merleau-Ponty n’hésite pas dès lors à conclure – et rien n’interdit de penser qu’il parle aussi pour lui-même, ce qui empêcherait peut-être de « christianiser » indûment son ontologie de la chair104 et de l’opposer trop précipitamment comme encore théologique à l’athéisme sartrien, lequel devrait au contraire apparaître lui-même comme un reste théologique : « La philosophie du non positif est plus loin de la théologie que la philosophie du néant ou que le nihilisme, qui est contrepartie inévitable de la théologie. La philosophie du Dieu est mort est encore théologie105. »
- 106 Ibid., p. 120.
33Être plus loin de la théologie, et du positivisme qu’elle implique, que les nihilistes de toute espèce, cela veut dire être phénoménologue. C’est pourquoi les formules dites « mystiques » de Heidegger ne sont rien d’autre que des formules phénoménologiques, qui disent l’identité de l’ontologie et de la phénoménologie, et proclament que l’être se déploie comme apparaître et qu’apparaître veut dire être, formules que Merleau-Ponty trouve dans l’Introduction à la Métaphysique de 1935, mais qui renvoient à une idée déjà fortement exprimée dans le § 7 de Être et temps, où, comme il le rappelle brièvement, « d’emblée la phénoménologie a été comprise comme ontologie »106. Mais si l’être demeure caché, il n’y a pas plus d’onto-logie, de discours sur l’être, que de théo-logie, de discours sur dieu, possible, le rapport être-étant demeurant inéluctablement mouvant et ne pouvant nullement être fixé, et Merleau-Ponty voit juste en suggérant que c’est la fidélité à cette mouvance qui conduit Heidegger à opposer la pensée, comme tâche de l’avenir, à la philosophie comme pensée de la fondation et « positivisme ».
Notes
1 Cf. Martin Heidegger, Parmenides (cours du semestre d’hiver 1942-43) GA (=Gesamtausgabe) 54, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1982, § 3b, p. 62.
2 Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, traduction française W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 16.
3 Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, p. 21.
4 Martin Heidegger interrogé par « Der Spiegel », Réponses et Questions sur l’histoire et la politique, Paris, Mercure de France, 1977, p. 67.
5 Martin Heidegger, Denkerfahrungen, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983, p. 16 (traduction française de François Fédier dans Martin Heidegger, Ecrits politiques 1933-1966, Paris, Gallimard, 1995, p. 158).
6 Ibid., p. 21 (trad. fr. modifiée p. 163).
7 Maurice Merleau-Ponty, Parcours 1935-1951, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 67.
8 Ibid., p. 66.
9 Maurice Merleau-Ponty, « La Philosophie de l’existence », conférence de 1959, in Parcours Deux 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 247 sq.
10 Ibid., p. 257.
11 M. Heidegger, Sein…, p. 46.
12 Ibid, p. 7.
13 Ibid., p. 13.
14 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, p. 29.
15 M. Heidegger, Sein…, p. 12.
16 J.-P. Sartre, op. cit., p. 113.
17 Ibid., p. 114.
18 Ibid., p. 118.
19 Ibid.
20 Ibid, pp. 109-110.
21 Ibid., p. 121.
22 Ibid., pp. 37-38.
23 M. Heidegger, Sein…, p. 87.
24 Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1963, p. 19.
25 Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 170.
26 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Livre de Poche, p. 38.
27 Ibid., p. 86.
28 Sur celle-ci, le texte de Derrida « Violence et métaphysique » (L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 117 sq.) dit déjà, et de manière admirable, tout ce qu’il faut dire.
29 Ce mot est de Lévinas lui-même qui parle de « renverser les termes », c’est-à-dire la relation de primauté entre le Même et l’Autre, cfr. E. Lévinas, En découvrant, p. 171.
30 E. Lévinas, En découvrant, p. 102.
31 Cfr. François Poirié, Emmanuel Lévinas, Essai et Entretiens, p. 78, où Lévinas raconte qu’il s’en est beaucoup voulu pendant les années hitlériennes d’avoir préféré Heidegger à Davos. Cfr. également F. Rosenzweig, « Vertauschte Fronten », Gesammelte Schriften, volume III, Nijhoff, La Haye, 1984, pp. 235-237.
32 Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, Paris, Beauchesne, 1972, p. 35.
33 E. Lévinas, En découvrant, p. 102.
34 Ibid., p. 101.
35 Ibid., p. 103.
36 Martin Heidegger, L’Auto-affirmation de l’université allemande, TER, 1982, p. 9, où Heidegger commente le mot d’Eschyle dans son Prométhée enchaîné qui dit du savoir (de la technè) qu’il est bien plus faible que la nécessité..
37 E. Lévinas, En découvrant, p. 89.
38 Ibid, p. 104. Voir également Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 92, où Lévinas note que la mort n’est pas chez Heidegger « l’impossibilité de la possibilité » mais bien « la possibilité de l’impossibilité » et que « cette distinction, d’apparence byzantine, a une importance fondamentale ».
39 Ibid., p. 105.
40 Ibid., p. 78.
41 Martin Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, § 22, p. 454.
42 E. Lévinas, En découvrant, p. 80.
43 E. Lévinas, Totalité, p. 232.
44 Emmanuel Lévinas, « La Philosophie et l’idée de l’infini », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 172.
45 E. Lévinas, Totalité, p. 233
46 Voir à ce sujet Dominique Janicaud qui, dans Heidegger en France (Paris, Albin Michel, 2001) parle à bon droit de « l’embellie des années 1950 » (pp. 135-184).
47 Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 18.
48 Ibid., p. 75.
49 Ibid., p. 19.
50 En particulier dans sa conférence de janvier 1968, intitulée « La différance », qui commence par ces mots : « Je parlerai, donc d’une lettre. De la première, s’il faut en croire l’alphabet et la plupart des spéculations qui s’y sont aventurées. Je parlerai donc de la lettre a, de cette lettre première qu’il a pu paraître nécessaire d’introduire, ici ou là, dans l’écriture du mot différence ». Cfr. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 3.
51 Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 37.
52 Ibid., p. 38.
53 Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 117.
54 Cfr. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, § 100, p. 350.
55 J. Derrida, Grammatologie, p. 91.
56 Si dans Être et Temps, il est question de Destruktion, le terme Abbau, déconstruction, qui est aussi présent chez Husserl, apparaît dans Contribution à la question de l’être (Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 240), où sans doute Derrida l’a d’abord trouvé, mais aussi dans Qu’est-ce que la Philosophie ? (Paris, Gallimard, 1957, p. 38 où il est traduit par le terme “démantèlement”), et dans le cours de 1927 sur Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (op. cit., § 5).
57 La déconstruction derridienne est déconstruction de la présence, alors que, comme Heidegger le rappelle en 1969 dans son troisième séminaire du Thor, la Destruktion vise au contraire la mise à découvert du sens initial de l’être, qui n’est autre que l’Anwesenheit, l’être-arrivé-en présence (Questions IV, op. cit., p. 271). Voir également Contribution à la question de l’être (1956), où Heidegger stigmatise « la compréhension superficielle de la Destruktion exposée dans Sein und Zeit, qui ne connaît pas d’autre désir, en tant que dé-construction de représentations devenues banales et vides, que de regagner les épreuves de l’être qui sont à l’origine de la métaphysique » (Questions I, op. cit., p. 240).
58 Voir, en particulier sur le “nouveau concept” d’archi-écriture, J. Derrida, Grammatologie, p. 83.
59 Cfr. E. Husserl, op. cit., § 24.
60 René Descartes, Principes, 1re partie, 52. Comme le fait remarquer G. Granel qui cite ce passage dans son commentaire des Leçons de 1905 (Le Sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Gallimard, 1968, p. 73), ce passage du texte latin n’a pas été exactement traduit en français par l’abbé Picot.
61 Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 97-98.
62 Interview publié le 9 septembre 1983 dans Le Nouvel observateur et traduit dans Derrida Differance, éd. de David Wood and Robert Bernasconi, Warnwick, Parousia Press, 1985, pp. 107-127.
63 Cfr. E. Husserl, L’Origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, pp. 116-119.
64 Cfr. M. Heidegger, « La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée », Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 123 sq.
65 M. Heidegger, Sein…, p. 363.
66 Cfr. M. Heidegger, Séminaire de Zähringen, p. 339.
67 M. Heidegger, Sein und Zeit, p. § 7, p. 36.
68 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 279.
69 Ibid., p. 240.
70 Maurice Merleau-Ponty, Notes de Cours 1959-1961 (Préface de Claude Lefort), Paris, Gallimard, 1996.
71 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 253.
72 Ibid., p. 230.
73 Ibid., p. 193.
74 Ibid., p. 179.
75 Ibid., p. 179.
76 Ibid., p. 180.
77 Ibid., p. 183.
78 Ibid., p. 239.
79 Ibid., p. 247.
80 Ibid., p. 228.
81 Ibid., p. 267.
82 Ibid., p. 319.
83 Ibid., p. 280.
84 Ibid., p. 281.
85 Ibid., p. 223.
86 M. Merleau-Ponty, Notes, p. 93.
87 Ibid., p. 120.
88 Ibid., p. 94.
89 Ibid., p. 148.
90 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 233.
91 M. Merleau-Ponty, Notes, p. 89.
92 Ibid., p. 90.
93 Ibid, p. 148.
94 Ibid, p. 95.
95 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 282.
96 Ibid, p. 94.
97 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 198.
98 M. Merleau-Ponty, Notes, p. 104.
99 Ibid., p. 118.
100 Ibid., p. 232.
101 Ibid., p. 118.
102 Ibid.
103 M. Merleau-Ponty, Visible, p. 267.
104 Soupçon qu’exprime ouvertement Jacques Derrida dans Le Toucher Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, en particulier p. 209-243.
105 M. Merleau-Ponty, Notes, p. 119.
106 Ibid., p. 120.
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Référence papier
Françoise Dastur, « Réception et non-réception de Heidegger en France », Revue germanique internationale, 13 | 2011, 35-57.
Référence électronique
Françoise Dastur, « Réception et non-réception de Heidegger en France », Revue germanique internationale [En ligne], 13 | 2011, mis en ligne le 15 mai 2014, consulté le 16 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/rgi/1120 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.1120
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