bulUr'iN ds psycholoqie / tome 57 (1) / 469 / janvier-février 2004
Denis MELLIER*
Émotion, développement et psychanalyse. Quelques remarques à partir d’une clinique intersubjective de la séparation du nourrisson
Pour étudier la question du développement en psychologie clinique nous nous interrogerons sur la place que joue l’émotion pour la compréhension du fonctionnement psychique1. En nous appuyant sur le référentiel psychanalytique nous tenterons de montrer que si, initialement, l’émotion semble avoir une place controversée, elle pourrait, dans un second temps, marquer l’émergence d’une nouvelle perspective intersubjective de la psychanalyse et devenir ainsi l’in¬ dice d’un processus de subjectivation pour un sujet. Dans cette problématique, complexe, nous ne déve¬ lopperons ici que quelques remarques en nous appuyant sur la clinique de la séparation du bébé.
Deux positions opposées sur la place de l’émotion en psychanalyse
Freud a utilisé le terme «affect » pour envisager l’exploration de conflits inconscients propres à un appareil psychique. L’affect devient une des deux composantes de la pulsion, «le quantum d’énergie », à côté de «la représentation ». Freud connaissait les travaux de Darwin sur les émotions, et le cite lors des Études sur l’hystérie (1895, p. 71, p. 145) : l’émotion renvoie alors à un comportement conscient, manifeste, qui peut ainsi résulter d’une évolution phylogéné¬ tique. Il n’en sera pas de même, plus tard, quand avec M. Klein (1952) et, surtout, avec Bion (1962), l’émotion prendra un statut inconscient. Nous garde¬ rons dans un premier temps cette différence entre émotion et affect.
Suite aux travaux de Darwin (1872) l’émotion désigne ainsi un vécu repérable, qui correspond à un comportement expressif et à un état physiologique particulier. Nous nous arrêterons ici, plus précisé¬ ment, aux émotions discrètes (au sens mathématique du terme), appelées aussi émotions fondamentales, de base ou primaires, comme la joie, la tristesse, la peur, la colère, le dégoût, la honte ou la surprise. Elles sont en nombre limité, plus ou moins grand selon les auteurs (Cosnier, 1996, p. 26).
Dans ce contexte, nous avons isolé deux orienta¬ tions en psychanalyse, qui s’opposent, pour envi¬ sager la place explicite de l’émotion dans la théorie psychanalytique : pour l’une, elle est reconnue comme un élément significatif du développement psychique,
pour l’autre, elle n’est pas prise en compte. La première position peut être illustrée par la théorie de l’attachement et Bowlby, la seconde position par les travaux de Lacan et ses continuateurs.
Émotion et psychanalyse développementale
Avec Anna Freud (1965) qui a introduit l’idée de «lignes de développement », plusieurs psychana¬ lystes participent à une conception développementale de la psychanalyse. Les pleurs, la colère, ont d’abord été reconnus comme indicateurs de processus psychiques importants pour la construction du psychisme du bébé. Avec René Spitz, l’angoisse dite du «huitième mois » pointe l’établissement d’un lien libidinal à la mère, avec John Bowlby l’angoisse de séparation signe la constitution d’un
Bowlby s’inscrit très directement dans la filiation évolutionniste de Darwin en épousant une conception biologique des émotions. Il introduit l’idée «d’une pulsion d’attachement » en suivant un modèle etho-logique, il s’agit ainsi d’un besoin social primaire qui repose sur l’émotion et résulte d’un besoin de survie. Il a ainsi isolé un certain nombre de «compor¬ tements instinctifs » qui ont pour résultat de maintenir et d’accroître la proximité de la mère. La dynamique émotionnelle, qui signe le phénomène d’attachement, fonde l’identité intrapsychique du bébé puis de l’adulte. Elle peut avoir également un caractère prédictif.
* Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique, Université Lumière Lyon 2, C.P. 11, F-69676 Bron Cédex, <[email protected]>
1. Ce texte développe une communication orale au colloque «Développement, fonctionnement : perspective historico-culturelle » le 4 et 5 octobre 2002, au CNAM à Paris.
2. Il faudrait citer également Margaret Malher et la dyna¬ mique «séparation-individuation », Greenspan (1997) qui montre que l’émergence de l’émotion suit celle de l’intel¬ ligence cognitive ou les travaux de Daniel Stem (1989) sur l’accordage affectif entre mère et bébé.
3. La théorie de l’attachement a donné lieu à une échelle d’évaluation avec le test de la situation étrange (strange situation ) élaborée par une psychologue, Mary Ainsworth.
Ce test permet d’évaluer la santé psychique des bébés et de les classer en quatre groupes différents selon la fiabilité de l’intériorisation d’une figure d’attachement. Bowlby (1989) q>