Heidegger en France
Jean-Pierre F AYE
Le dessin et l'histoire tracés par la pensée heideggérienne en Fran¬ ce — son Geschick, dirait Martin Heidegger — ont dessiné les traits d'un paradoxe de plus en plus visible. Il semble pourtant que ce dessin soit demeuré caché dans la figure : il reste sans doute imperceptible à ceux qui l'ont le plus longuement observé et médité.
Au centre de ce rapport singulier à son propre dessin, il faut inscrire un fait difficilement analysable : la puissance et la prégnance de la langue allemande, comme langue de la pensée, pour la perception qui en est prise dans la langue française.
Sans doute celle-ci place-t-elle l'entrée en scène de la philosophie allemande sous le signe de la dérision en confondant la grande figure leibnizienne avec le Docteur Pangloss. Mais il ne serait pas excessif de dire que la IIIe République, celle qui ouvre le plus durable espace de liberté dans l'aire occidentale, a trouvé sa fondation intellectuelle dans la référence à Kant. Il est singulier de penser que le moment décisif sans doute de l'histoire occidentale, la Révolution française a plusieurs fois — par la bouche de Danton et du «Père Duchesne », par exemple, frères ennemis — déclaré qu'il avait fondé la liberté. Mais c'est dans la pensée allemande, incluant celle de Martin Heidegger, qu'est interrogé âprement «le rapport qui, dès l'origine, unit liberté et fondation ». Car «dans cet acte de fonder, la liberté donne et prend elle-même une fondation ».
I
La présence de Vom Wesen des Grundes, dans la première appari¬ tion de la pensée heideggérienne en langue française, n'est point hasard. Le traducteur, Henri Corbin, insiste sur le fait que «ce texte apporte des précisions capitales». Quelles sont ces précisions?
«La discussion du traditionnel «principe de raison suffisante » y conduit jusqu'à l'origine même de cette «raison » (Grund ), comme an¬ térieure à la vérité de tout jugement logique. En d'autres termes, le «fondement », la «raison » à laquelle fait appel le principe de raison
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